Le Bleu du lac, un roman de 2018, est une tragédie grecque. Du moins en a-t-il les apparences, et même les personnages, puisque Viviane Craig, la narratrice, fait le trajet de métro londonien qu’elle a toujours connu pour se rendre chez son amant, James Fletcher, mais elle le fait dans une sorte d’hébétude, en petite robe noire qui la gratte, pour assister à ses obsèques et jouer pour lui, dans l’église de St Anselme et de Ste Cécile —deux martys, dont la patronne des musiciens—à la demande intrigante de son exécuteur testamentaire, l’Intermezzo de Brahms qu’il a toujours aimé, qui l’a toujours fait bander.
Ce pourrait être tristement anodin, mais Viviane et James ont été des amants que rien ne prédestinait, surtout pas la vie maritale et heureuse qu’elle mène avec Sebastian. Qui l’a sortie un jour de son statut de Mme Bovary du piano—un seul disque enregistré vingt ans auparavant—pour la convaincre de remplacer un jour au pied levé le prodige croate Pogorelich à Wigmore, comme, se dit la narratrice, Anthony Hopkins a triomphé en substitute de Sir Laurence Olivier, ou Pavarotti, dans la Bohème.
Cette amante ardente de Brahms connaît la gloire soudaine, les sollicitations, et accepte l’invitation à dîner de cet homme atypique, grand vulgarisateur télévisuel de la musique classique à la BBC. Ils deviendront des amants comme seule l’acception classique peut définir : des êtres qui aiment et qui sont aimés en retour. Connaîtront la plénitude dans le secret, jamais la culpabilité. Viviane, dans ce train de la District line, se dit qu’ils incarnaient, puisque c’est le mot, le mythe d’Aristophane—je n’étais plus rien d’autre que sa partie manquante, et lui la mienne—mais elle ne peut rien en dire, à personne, doit se convaincre qu’elle fait le trajet pour un enterrement à la place d’une étreinte, un cercueil à la place de son lit, qu’elle aura passé sa vie à vouloir échapper à un amour trop grand pour eux pour finir emmurée, comme une nouvelle Antigone : je me sens comme une héroïne de tragédie grecque sans avoir l’étoffe pour le rôle.
Elle remonte leurs étreintes, son emprise, s’apprête à croiser ceux et celles à qui il aura brisé le cœur ou le nez—il pratiquait la boxe—par sa gueule d’ange et sa candeur, son uppercut impeccable et son sexe majestueux. Mais elle ne les verra pas, et s’en réjouit : faute de place dans le chœur, le piano a été placé à côté de l’orgue, en haut. On ne la verra pas non plus, elle n'aura qu’à laisser la musique ruisseler.
Viviane doit vivre la brutalité—j’ai laissé la bombe éclater en moi—d’un deuil qu’elle ne peut dire à personne, qui fait écho à celui qu’elle a vécu dix mois avant, quand sa fille Laura s’est tuée bêtement, en glissant dans sa douche, le 11 septembre 2001, laissant les images se confondre avec une autre tragédie. Elle doit faire face, également, à la honte—l’addition de nos fautes fait aussi le prix d’une vie—quand l’un des drames prend le pli sur l’autre, inconsciemment. Quel sens a le deuil d’une femme mûre pour son amant, quand elle a vécu la plus absolue des tragédies ? La voix de Laura s’efface petit à petit de sa mémoire, concède-t-elle ; si celle de James devait s’éloigner elle aussi, alors je saurai que la vie ne vaut pas d’être vécue. James est mort en provoquant le diable, en n’écoutant pas les apnées du sommeil qui se multipliaient, refusant de masquer son beau visage d’un appareil respiratoire.
Combien de temps faut-il pour mourir ainsi, se demande celle qu’on affubla du surnom détesté de Greta Garbo du piano—qui pourtant puisa la force de son jeu et de son mystère dans ses amours clandestines ? Moins longtemps que l’Intermezzo en Si bémol qu’elle doit jouer pour lui. Dire que nos vies se jouent ainsi, en quelques secondes…
Comme toujours chez Mattern, les récits s’entremêlent sans qu’il ait besoin de les traiter tous. Au pire, il en fera un autre livre, lui qui aime jongler avec les similitudes, dans les prénoms—Gabriel, le gendre français, qui repart avec Simon, son fils, une fois sa femme disparue—comme dans le jeu des origines, ici l’identité populaires de James, la façon dont il a dû s’en défaire. On note celui in abstentia de Sebastian, son documentaire sur le Septembre noir, ses voyages à Munich et en Israël, dont il est rentré différent, sans qu’on en sache plus. La façon dont il intervient in fine—je n’en dirai rien ici—pour une chute qui redéfinit tout ce qui a été dit auparavant. Cette femme en robe noire, condamnée à un deuil clandestin, se jure qu’elle ira une fois par an là où son amant se recueillait, sur les rives du Lac d’Annecy, retrouver les reflets du Lac bleu de Cézanne, cette toile qu’il chérissait. Qui lui revient quand elle voit celui entre Wimbledon Park et Southfields, dernier aperçu de la nature avant de traverser la Tamise. Et cette question, lancinante : puisque son corps disparaît, son esprit, en suis-je (encore) la gardienne ou n’existe-t-il simplement plus ?
Le bleu du lac
Jean Mattern
Éditions Sabine Wespieser (2018)
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