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LE BLOG DES AUTOMN’HALLES

Revue d’ouvrages des auteurs invités au festival

Bulletin Littéraire

par Marie-Ange Hoffmann 17 sept., 2024
Voici un roman à la fois courageux et poignant qui, suite au scandale révélé dans les 10 dernières années du siècle dernier — donc histoire récente — connu sous la dénomination de L’affaire des enfants de la Creuse , met en scène une fratrie de quatre enfants âgés de 15 à 7 ans arrachés par la DASS à leur mère veuve, déracinés de leur patrie La Réunion, pour être emmenés en métropole où on leur fait miroiter un avenir meilleur. Il s’agissait de mettre en œuvre un plan d’aide aux agriculteurs souffrant de l’exode rural dans les régions de la France profonde. C’est avec les yeux des deux derniers enfants, Marie-Thérèse accompagnée de son petit frère Joseph, que l’autrice choisit de suivre leur parcours qui tourne vite au calvaire. Séparés du reste de la fratrie, les deux malheureux enfants se retrouvent à la merci d’un couple de fermiers sans scrupules dans un village de la Creuse, bien loin de la promesse de Paris et Notre-Dame — « C’est Notre-Dame de Paris… C’est magnifique là-bas. Tu verras. L’une des plus belles merveilles du monde ». Les enfants déchantent très vite : pas question d’école mais au menu quotidien figurent travail forcé, maltraitances de toutes sortes, coups, privations de nourriture, humiliations, etc. Leur identité leur est volée. « Nos prénoms changèrent soudainement. Un jour Joseph et Marie-Thérèse, l’autre Florent et Marie. Nous avions subi tant de bouleversements que ce n’en était même plus surprenant. Et donc ? Mon identité, à la manière d’un oignon, avait été épluchée, éraflée couche après couche au point qu’il ne me restait plus qu’un fragment de mon être, et ce fragment était Joseph ». Joseph, le frère, garçon fragile, sensible, que la sœur, forte, rebelle, finira par laisser à la ferme, mue par le désir impétueux de s’échapper et fuir le destin cruel qu’on leur avait imposé. Le récit passe de l’enfance d’esclaves à la ferme aux scènes de leur vie familiale à La Réunion qui, malgré la pauvreté, sont empreintes de joie et d’amour. Le récit alterne également la vision de l’enfant et celle de Marie-Thérèse vieillie et malade, revenant accompagnée de sa fille à La Réunion pour rendre hommage à son frère et à tous les enfants maltraités de la sorte. Joseph, le frère poète disparu mais bien présent à travers sa poésie à laquelle Marie-Thérèse redonne vie en offrant au monde son recueil Danse avec tes chaînes . L’autrice précise la référence à la citation de Nietzsche : « la liberté, c’est savoir danser avec ses chaînes » . Anaëlle Jonah est journaliste. Danse avec tes chaînes est son premier roman. Elle est invitée de notre festival et sera présente à la Nouvelle Librairie Sétoise pour une rencontre animée par Solène Dauge, vendredi 27 septembre à 17h. Danse avec tes chaînes Anaëlle Jonah Éditions Fayard 480 pages Parution : août 2024 ISBN : 97822137300350 Prix de vente : 22,90€
par Joanna Lens 12 sept., 2024
Publiée en 2012 aux éditions du Somnium, La Saison de la colère incarne pleinement le style caractéristique des novella de science-fiction de Claude Ecken. Voguant du concret scientifique à l’hypothétique ébranlement de notre société d’ici 50 ans, de métropoles au sommet des décisions planétaires à leurs répercussions dans les petites communes gardoises, l’auteur confronte son lecteur à son avenir imminent depuis son fauteuil bien ancré en 2024. Conscient des défis climatiques et prenant appui sur ses connaissances scientifiques, Claude Ecken s’attache à souligner les décalages persistants entre la méconsidération des enjeux écologiques et la plausible survenue de catastrophes naturelles et sociétales, telle que la submersion de la Camargue et la crise des réfugiés climatiques. Non seulement cette anticipation permet au lecteur de réviser sa réception de l’actualité mais elle le conduit également à une forme d’initiation à travers la découverte de soi, la gestion de ses sentiments et de son rapport à l’injustice. Tarek, adolescent gardois dont le père est ingénieur et spécialiste en solutions environnementales en vient à se rebeller contre la politique publique de la commune de Minaud alors qu’il constate la discrimination et l’injustice vécues par les réfugiés climatiques. Accompagnée par sa nouvelle amie Mirella, il s’échappe via le jeu vidéo dans un monde fictionnel où il lutte pour le climat. Une fine mise en abyme amenant le lecteur à reconsidérer son activisme en prévention de toute Saison de la colère . Lire Claude Ecken, c’est aussi s’interroger sur nos responsabilités envers les générations futures. L’indifférence face aux enjeux planétaires actuels est-elle la solution alors qu’ils bouleversent déjà nos modes de vie ? Raison et émotions forment ici un solide alliage permettant de s’interroger quant aux bouleversements climatiques, sociétaux, et par répercussion, psychologiques qui pourraient survenir dans un futur proche. Un avenir plus serein serait-il concevable pour le Gard et aussi le reste du monde ? La Saison de la colère Claude Ecken Édition Le Somnium 160 pages Parution : novembre 2012 (© 2008) ISBN : 978-2-918-696-100 Prix de vente : 11€
par Laurent Cachard 11 sept., 2024
Dans Festins secrets , sorti là aussi il y a bientôt vingt ans, Pierre Jourde entrecroise des histoires liées à un seul et même destin, celui d’un agrégé de Lettres stagiaire qui va connaître sa première affectation — à 1200€ — dans un collège prioritaire de Logres, dans le Nord. Une ville qui n’existe pas, dans la réalité, mais dont la sémantique — la géographie symbolique — n’échappe pas à l’aspirant-fonctionnaire, pour qui le premier trajet, déjà, est éloquent. Il croise, dans le compartiment, un vieil homme qui pourrait être son double, qui a enseigné là-bas, n’a jamais su en sortir mais y revient tout de même. Il en dresse un tableau apocalyptique, concentrationnaire, parle d’ une ville délétère qui, intimement, pue . Il l’avertit (à votre place, je fuirais tout de suite) puis se dissipe, laissant place à une famille de dégénérés qui ne fait que relever la lâcheté latente de l’homme — Gilles Saurat — qui prend sa mutation comme une semi-vérité sans fondement, voire l’opportunité de se débarrasser de la femme qu’il n’aime plus mais à qui il n’ose le dire. Ses premiers pas au collège Prévert sont l’occasion, pour Jourde, de dresser un portrait au vitriol des fossés entre réalité sociale et discours pédagogiste — entre sigles, acronymes, évaluations et propos sur l’inénarrable bienveillance. Son personnage, que le narrateur interpelle dans l’énonciation, croise des professeurs devenus de vieux acteurs oubliés par leur public, les corps tristes de vieux soutiers de la pédagogie. Tu as trouvé là ton enfer. Pour l’éternité , lui assène-t-on, alors qu’il croise Zablanski, le prof d’histoire, un Cioran des collèges qui lui décrit, avec cynisme et détachement, une apocalypse miniature . Il sera question, néanmoins, de violences permanentes — jusqu’au meurtre, dans la Cité voisine — de harcèlement, d’antisémitisme. Et de la cohabitation silencieuse de la plèbe et des notables de la ville, que Saurat rencontre chez sa logeuse, Mme Van Reeth, veuve d’un grand collectionneur qui fit des envieux et des jaloux, au point que sa noyade est restée un mystère, au même titre que son implication — à titre de témoin — dans l’Affaire des disparues de la Côte du Soleil. Il en faut peu pour que cette bourgeoisie, que Jourde traite à la Balzac — dans des scènes de dîners pour lesquels on le charge de faire l’homme de maison — attire la curiosité du personnage, fasciné par leur attraction pour le Mal, leur envie avouée de le réintroduire pour le neutraliser, pour cette ville qui, dit-on, se nourrit de fictions . Peu à peu, il va sortir, clandestinement, de l’espace qu’on lui a alloué, dans la maison, dans la forêt proche aussi, dans laquelle ses virées nocturnes l’emmènent à l’irréalité d’une présence dont il tombe amoureux, scénario étrangement prévu et retrouvé dans l’ordinateur de M. Van Reeth, écrit… trois ans avant qu’il arrive en ville. Comme s’il y avait une fatalité dans cette géhenne et qu’il n’y échappait pas. Un pandémonium , un dossier Gérien, une sirène dans la sylve cachée et le lien qui se fait entre toutes les histoires. Il n’y a pas d’autre vie que celle des nuits dans la forêt , se dit-il, au moment où sa propre réalité se joue, dans les couloirs d’une administration kafkaïenne ou dans les renoncements auxquels on le destine ( tu comprends vite que tu ne parviendras à rien enseigner ). On envisage les bacchanales des notables comme les sauvageries des enfants perdus, qui ne sauront jamais qui est Jean Bijoux — l’avatar de Sollers, vraisemblablement — mais regrettent collectivement qu’Hitler n’en ait eu que 6 millions. La fatalité qui colle aux victimes, au point qu’elles s’associent aux bourreaux pour s’acheter une paix sociale, est une des grandes pistes de réflexion du livre, qui n’en manque pas. La discussion, qui se poursuit au café, entre le prof d’histoire, Zablanski, et le jeune lettré encore idéaliste, résonne étrangement, vingt ans après, quand il est question des crimes d’honneur, des délits de fuite, des victimes de l’exclusion dont Z. dit qu’ils sont en fait les Dieux de leur famille, qui ont décrété que si le monde ne ressemble pas assez à Maman , alors il faut laver le sacrilège, à tout prix . La culture de l’excuse, évoquée via Hegel ou Girard, son bouc émissaire. On a eu la dureté dans des sociétés contraignantes, on a l’indulgence dans une société de liberté , assène l’historien, qui montre par l’exemple qu’il est désormais impossible d’emmener des élèves radicalisés visiter un mémorial de la déportation juive. Si les récits se croisent, dans la culture du secret des uns et l’acculturation de la masse des autres, c’est que Jourde veut montrer que les premiers — les maîtres, les favorisés — sont aussi morts que les autres, les asservis. Que Logres, qui porte bien son nom, est une ville-Moloch, qui retient son agent dès qu’il veut la quitter, et dont les habitants ne s’animent qu’en présence de celui qu’elle a accroché. Un piège, une plante carnivore , dit-on, sans qu’il en ressente, dans un premier temps, d’autre symptôme que l’innocuité de la pensée , quand la mort de sa mère, par exemple, l’emmène à se demander si elle a jamais existé. Les fantômes sur les faux quais de gare, lors du voyage initial, auraient dû l’avertir, mais c’est un voyage sans fin — sans heure d’arrivée non plus — qui engloutira sa thèse, repère ironique d’un ancien temps, lui a déjà échoué à faire l’écrivain . Les figures des repas chez Mme Van Reeth sont imbriquées l’une à l’autre par les histoires et les secrets, soigneusement consignés dans l’ordinateur du défunt, auxquels il faudra néanmoins accoler une réalité, que Saurat fuit de lui-même : il y retrouve la fille du train, l’ancien professeur, également, qu’on accusa de pédophilie. C’est l’âme noire de la ville que Van Reeth a consignée. La suite, la fin, l’analepse, appartiennent au roman lui-même : il convient de savoir si le supplicié s’en sort, s’il y a une issue dans ces enfers croisés. On peut se féliciter, à la lecture de cet ouvrage massif, dense, parfois délité, d’avoir vécu une première affectation plutôt tranquille, en 1993. Naïve, sans doute, sans conscience du zablanskisme , sur le seul terrain de l’Éducation Nationale, étrillée façon puzzle. Les âmes damnées des petites communes, pour autant, n’ont jamais été aussi actuelles, dans leurs agissements, leurs réseaux et leurs cadavres — réels ou pas — dans des placards qu’on n’en finit pas de fermer. Festins secrets Pierre Jourde Éditions L'esprit des péninsules (2005)
par Laurent Cachard 04 sept., 2024
Pays perdu ayant eu, un an après sa parution – le temps qu’il arrive au village – l’impact (sans jeu de mots) qu’il a eu, il a fallu dix ans à Pierre Jourde pour en faire l’exégèse, dans un livre, la première pierre , qui relate les faits, leur naissance, les conséquences juridiques et humaine d’un roman qu’il continue de défendre comme une ode à la paysannerie , à la rusticité et aux histoires qui font un village avant que le village lui-même cherche des histoires. Et pas qu’un peu : la première pierre fait le récit, dans un premier temps, d’une embuscade davantage que d’une altercation qui aurait mal tourné. Entre guerre mortelle et brouille , s’interroge le narrateur, qui questionne l’auteur qui n’est autre que lui-même. Il y voit un malentendu entre les deux extrêmes, Paris et là-haut , sans se résoudre à ce qu’on le limite au premier, lui pour qui l’insulte suprême, dans la rixe, aura été de s’entendre dire tu n’es pas d’ici , de la bouche même de celui à qui il a confié la gestion de sa ferme et de ses terrains. Ça aurait pu en rester là, et déboucher sur une poignée de mains, de celles qu’on donne après une bagarre de bal ou de bistrot, quand les coups accentuent la conscience que ça n’en valait pas la peine. Mais c’est allé beaucoup plus loin, parce que cette embuscade, Jourde y a mêlé – pauvre idiot , s’insulte-t-il, réroactivement – sa femme et ses trois enfants, dont un d’un an. Étrangers à la brutalité, la violence qui font la dureté de la vie , là-bas, cette rudesse consubstantielle à ce que tu aimais là-haut , s’interpelle-t-il. Jourde reproche au gentil petit bonhomme en lui de ne pas avoir appréhendé la situation, d’avoir été naïf : il fallait que tu rentres chez toi, chez eux , écrit-il, que tu ailles remuer cette vieille réserve de merde qui est ton origine, à toi aussi, mais dont la narration sera jugée comme diffamatoire. Le malentendu – l’objet de l’ouvrage – connaîtra des étapes qui, habituellement, ne sortent jamais du village : les plaintes, les dépositions, le procès, le régal des journalistes . Parce qu’une des parties est allée trop loin, pour qu’on ne considère que la fiction, celle que le village engendre, celle qu’il compose, pour qu’on les démêle et les rapproche de la vie , dit-il. Il y eut, au-delà des insultes visant le père, un supposé adultère, des propos envers l’origine des enfants – traités de bicots, de sales arabes – une menace sur eux qui dépasse l’irréalité des coups, la simplicité épique d’une séance rurale de bourre-pifs. Heureusement que les chiens, écrit Jourde, ne savent pas où donner de la rage, eux qui ont réussi à chasser un jour un Chevillard en visite estivale. Heureusement que les pierres n’ont lapidé qu’en surface – le plus petit, le moins armé – dans cette séance de haine en soi , générant, ensuite, face à l’autorité, deux récits contradictoires , dont l’un sera facilement défait, mais se protégera devant le talent de l’autre à user des mots. Naulleau, l’éditeur, restera bouche bée, ne voyant toujours dans Pays perdu qu’un hommage émouvant à la paysannerie ; en tout cas rien qui puisse provoquer un tel déferlement de haine. La première pierre pose la question du pouvoir de la littérature , mais se heurte au réel, vite : ce livre que tous ont condamné – en dehors des quelques justes qui l’auront sauvé, par leur témoignage courageux - nombreux sont qui ne l’ont pas lu, qui en ont lu quelques pages, qui n’y ont rien compris . Rien qui justifie une tentative d’assassinat – ce sur quoi le tribunal (d’Aurillac) aura à statuer – mais tout qui provoque, dans ce roman-codicille, une irréalité , encore, proche de la parodie, mais présidée par la rudesse que tu aimes , se convainc-t-il, par tout ce qui te hait et te rejette au cœur même de ce que tu aimes . Jourde n’en démord pas, Pays perdu est un hommage, dont on n’aurait pas parlé sans les blessures et les traumatismes des enfants . Sans la charge du réel : ceux dont il disait qu’ils n’étaient que peu, il n’a pas assez dit, sans doute, qu’ils n’étaient pas que cela ; que lui-même était son père , retrouvé dans l’histoire des mûres. Sans les hypothèses généalogiques dont le village s’est toujours chargé, et qu’on lui reproche d’avoir relevé. On l’accuse : tu n’aurais pas dû dire qu’on était un pays de merde , ce qu’il n’a jamais dit. S’il a retracé la merde qui l’entoure, par tonnes, c’est – c’était – pour en souligner la beauté, sauvage. Lui-même, dit-il, a construit sa réminiscence (proustienne) en tombant dans une fosse à purin, à 14 ans : on a le Combray que l’on peut. L’important, c’est le tabou , écrit-il, celui du secret – et de sa fiction - celui de Lucie, qu’il a portée dans sa tombe, celui de son père, qui le ramène à cet étonnement d’enfant qu’il n’aurait jamais voulu quitter. Qui le pousse à écrire la dernière partie au présent de narration, même si des belligérants sont morts, même s’ils ont laissé une loi poussant les autres – y compris les nouveaux – à faire comme s’il n’existait pas . La première pierre se termine pourtant par des souvenirs poignants d’estives ou de montades , par une topographie experte de la région, une connaissance pointue de ses vaches – les Salers, les Aubrac ou les simples laitières – et des coutumes locales : à chaque estive, on sort le troupeau inépuisable des histoires , écrit-il, comme pour se dédouaner après de l’avoir fait lui. On jurerait que l’auteur rêve d’une réconciliation autour d’un verre , mais le temps a passé, là aussi, et dans ces contrées, il ne passe jamais par l’oubli. Et surtout pas par le sang d’un gamin d’un an . Il restera le salaud, le pestiféré, le méchant , on le considérera comme un fantôme, une non-présence , mais même dans la condition de fantôme , se contente-t-il, il y a des joies . Et s’ils le rejettent, après tout, c’est qu’il est l’un des leurs : il faut bien une fonction sociale, au village. Chez lui, pleinement. La première pierre Pierre Jourde Éditions Gallimard (2013)
par Laurent Cachard 03 sept., 2024
Il faut savoir relire les livres qui vous ont – considérablement – marqué en leur temps. Ainsi, l’antépénultième station de ma jourdothèque m’a conduit à rouvrir Pays perdu , un roman dont on a trop parlé pour le scandale qui a suivi que pour sa réalité littéraire, époustouflante. Même 20 ans après, ou un peu plus. Ainsi Jourde, dans Pays perdu , s’attaque-t-il à la légende des villages pour mieux, a contrario, en restituer la réalité, fût-elle sordide. Aux yeux de qui, par ailleurs ? Son abord est celle d’un orographe – celui qui étudie l’étude des reliefs montagneux , on l’a vu dans Littérature & authenticité (2005) – dans un premier temps, puisqu’il aborde vite, après le prétexte littéraire d’un héritage sur des terres anciennes, la notion de paysage fait d’axes, de bifurcations, de courbes, de route épuisée pour vite, interroger l’idée même de lieu, la présence invisible et tyrannique de l’espace . S’il revient 35 ans après, parce que son frère a hérité du cousin Joseph, c’est pour (re)trouver un pays plus perdu que jamais, ce qui reste une expression puisque le temps n’a eu aucune emprise sur la topologie, pas davantage sur les êtres, sauf que la plupart des seconds ont disparu, sans bruit, alors que la première est en place, ad vitam aeternam. Si les deux frères y vont dans la fantasmagorie du trésor (souvent fait de dettes et de lieux dont personne ne veut), ils retrouvent des hommes qui ont fini, dit l’auteur, par ressembler aux pierres . Et tombent, puisque l’analogie ne manque pas d’ironie, au moment de la mort de Lucie, qu’ils ont connue, qui est de leur âge. Ainsi se doivent-ils d’aller saluer les parents – François et Marie-Claude – lors de la veillée funèbre, et voir défiler, au fur et à mesure de la journée, toutes les figures du village et des villages voisins, que Jourde étudie en entomologiste, avec des descriptions qu’on jugerait dures si elles n’étaient pas l’exacte réalité de ce qu’il voit mieux qu’il ne voyait enfant. La matière des morts , dit-il, agit comme un révélateur de ce qu’ils ont vécu, voire de ce à quoi ils échappent désormais. Le village, c’est Freaks , empli d’obèses, d’handicapés, de vin rouge dans le biberon, de dents uniques, d’estropiés et de blessés par les machines modernes, on y croise, dans l’histoire, un scalpé qui remet son chapeau tranquillement, un autre qui laisse ses doigts gelés dans les barbelés dans lesquels sa cuite l’a laissé toute la nuit. Des fatalités domestiques locales , comme ces monceaux et chiffons qu’on laisse s’accumuler et se déliter. Des araignées dans les verres, du pus sur le visage, des cadavres de chiots dans les draps, la crasse entre les doigts qui s’écoule sous l’effet du jambon cru mangé à pleines mains… Une dizaine de foyers , dans un très petit espace, à 40 minutes de route de la première ville , où personne n’est allé. Des êtres qui sont des très peu d’hommes , des vies qui sont si peu , mais rien ne relève du jugement ou du dégoût. Juste une réflexion sur le temps – qui ne passe que pour celui qui s’est défait de ceux, différents, entrecroisés pour l’enterrement, des gens d’ici (ou de là-bas, c’est selon), sur la nécessité de revenir à l’image du mort, à sa tombe, à son corps . Le père du narrateur est enterré dans ce pays perdu, détenteur d’un secret que seule la tante Léontine pourra lever : généalogiste et chroniqueuse , dit Jourde, en digne héritier, puisqu’il mène, de son côté, une étude sociologique qui vaut celle de La vie mode d’emploi , sans l’esthétique. Ou alors avec l’esthétique propre aux rituels complexes de la vie paysanne . Il y a parfois une pointe de nostalgie – le pays de son enfance perdue – dans le constat clinique : si rien ne semble évoluer, les machines ont remplacé les fenaisons avec les vieux et les enfants au râteau ; il n’y a toujours pas de toilettes ni de douche , mais des télés, qui ouvrent sur un monde qu’ils ne connaîtront jamais. Dans ces crêtes désertiques , on croise les écrasés, les ébouillantés, les énuclées, ceux qui se pendirent d’ennui , une détrousseuse de cadavres, les tonnes de merde remuées , puisque, écrit-il, une grande partie de l’activité agricole lui est consacrée. Et l’alcool, partout, dont Jourde étudie la fonction avec dureté mais – une fois de plus – justesse. On gage que ça n’a pas plu, et que le mode coup de poing (et pire) a remplacé le débat sur réalité et fiction , la licence littéraire, les prête-noms, les lieux déplacés ailleurs. Mais un ailleurs qui ne se reconnaît pas comme tel, surtout pour ceux qui n’en sont pas, et qui se sont reconnus jusque dans l’holocauste des mouches . Dans les années 80, on vantait le mérite littéraire de l’autofiction, baudruche heureusement vite démontée (quoique)… Au début du XXI°s. Jourde posait là un brûlot dont le seul défaut est celui de sa très grande qualité : une écriture du réel, sans faux-semblants, sans récit mélioratif qui éloigne de la véracité. Dure mais juste. Il s’est expliqué largement depuis, sur le sujet, mais ce roman-là, qui enterre les derniers paysans avec une mélancolie qu’on n’aura pas reconnue, va au-delà de la nécessité de mémoire : il en est le sujet. Pays perdu Pierre Jourde Éditions L'esprit des péninsules (2003)
par Laurent Cachard 02 sept., 2024
Sacrée gageure, pour un intellectuel, de poser la question de Dieu en 40 pages, dans la belle collection des Tracts de Gallimard. Pourtant, il y a deux ans, Pierre Jourde s’y est attelé, sous le titre Croire en Dieu. Pourquoi ? qui n’a rien d’anodin puisqu’il pose en soi la problématique de l’utilité dans un domaine supposé immanent, au-dessus même de toute question. Il y répond en un essai en six points, qui vont de la Création à sa bizarrerie, de l’autorité des textes sacrés au choix d’un Dieu (plutôt qu’un autre), des prescriptions divines au concept de morale. Une construction philosophique, qui commence—on s’en serait douté—par déconstruire la croyance, au nom de l’évolution et de la connaissance. Jusqu’à l’époque moderne , dit Jourde, toutes les sociétés étaient religieuses , et n’offraient donc pas la possibilité d’interroger la nature de la religion. On sait désormais par la science que Dieu ne peut pas être considéré comme la cause originelle—une cause en soi—pour autant, il relève encore, pour certains, d’un besoin profond, considérant (avec Kant) qu’il est impossible pour l’homme seul d‘avoir une connaissance de l’absolu . Dieu devient donc, dit Jourde, sollicitant Nabilla (sic) une hypothèse possible, mais non nécessaire, dans la perception des multivers qu’appréhendent les cosmologues. Dieu devient donc, avec l’histoire, un créateur bizarre , que l’auteur interroge en même temps que l’idée de souffrance qui justifierait une vie meilleure, après. Difficile de ne pas rapprocher les drames qu’il a vécus lui de l’idée d’en questionner Dieu, dans l’idée de salut, qu’il finit néanmoins par associer, de l’Immaculée conception chrétienne aux vierges du martyr d’Allah , à des énormités qu’il convient, toujours, de dénoncer, au nom de la connaissance. C’est ainsi qu’il faut aborder les textes sacrés, dans leur autorité même, qui ne trouve réponse que dans le nombre, la répétition et l’opinion. En philosophie, l’inverse de la vérité, parce qu’elle est fondée sur l’aléa, le fait que possiblement, l’autre ait la même opinion que moi—auquel cas ça me conforte dans l’idée que j’ai raison—ou pas—auquel cas, je considère que c’est un imbécile, voire que je peux le tuer, au nom de Dieu. Le texte sacré, avance Jourde, a ceci de sacré qu’il décide à l’avance être la vérité , quelles qu’en soient les approximations, les imbécillités ou les anachronismes. Mais qui a décidé de ça , s’interroge-t-il, encore, opposant le discours scientifique, réfutable par essence, au religieux, définitif , même s’il est fondé sur des connaissances d’époque, une vision du monde très militée, de fait. Et Jourde de souligner un paradoxe (de plus) : les croyants évitent de se poser des questions sur un sujet aussi important que Dieu et, par extension, c’est l’ignorance qui fait la religion. Facile, ensuite, de donner les exemples multiples dans la vie que nous menons ou celle que nous entendons des autres. Alors, interroge-t-il, puisque c’est la nature de l’exercice de susciter des questions davantage que d’apporter de réponses, pourquoi ce Dieu plutôt qu’un autre ? Là encore, il remet l’aléa en route, soulignant qu’un Turc, par exemple, serait né Chrétien au XVIe siècle, à Istanbul, alors qu’il naîtra musulman, vraisemblablement, aujourd’hui. Ça n’est ni idéologique, ni spirituel, mais factuel. Dans l’histoire, des conversions se sont faites au nom d’un confort social , pas d’une croyance acharnée, rappelle-t-il. Sur ce terrain glissant—on tue des intellectuels pour moins que ça—il cite l’hindouisme comme la croyance la moins opposée à la connaissance, puisque la divinité se confond avec la matière , ramène les règles, contraintes et interdits (souvent imbéciles) à la crainte que l’homme se fait de sa propre liberté. Et conclue sur la confusion qu’on doit, chacun, éviter de faire entre la morale et la croyance , sous peine de tartufferie, notamment quand il s’agit de définir et faire le Bien. On lapide des jeunes filles, dans certains pays, parce qu’elles ont été immorales, dit-on ; ceux qui jettent les pierres—et Jourde, malheureusement, sait ce que le geste signifie, même dans d’autres circonstances—le font au nom de la morale, mais pose-t-il, qui fait mal à l’autre ? La morale n’a pas besoin de Dieu, elle est inhérente à l’homme . C’est toujours un plus, des petits textes philosophiques très abordables, offerts (3,90€) à la conscience de chacun. Et dans l’œuvre—la vie, même—d’un auteur, c’est important qu’il se confronte à des idées beaucoup plus grandes que lui. C’est réussi. Croire en Dieu. Pourquoi ? Pierre Jourde Éditions Tracts Gallimard (2022)
par Joanna Lens 28 août, 2024
Dans ce recueil de nouvelles paru aux éditions Au diable vauvert en 2023, il ne s’agit pas seulement de science-fiction ou de féminisme au pluriel mais avant tout de la transmission d’un espoir : celui du dépassement de notre humanité actuelle. Chacune des seize nouvelles nous permet de remettre directement en perspective notre quotidien et de concevoir d’autres vies possibles. À la vitesse où la science et découvertes biologiques avancent, est-il si irrationnel de concevoir des mondes où Hommes et extraterrestres cohabitent et s’hybrident ? Où le biomimétisme nous permet de donner vie à nos demeures végétales ? Où les transferts de corps et d’âme nous permettent d’échapper à nos enveloppes corporelles ? Plus que d’un voyage au cœur de fictions des plus originales, Couvées de filles veut susciter chez le lecteur le désir d’une évolution sociétale. Toutes les héroïnes en action y sont femmes. L’introspection dans la vie de chacune d’elles est une plongée dans des sentiments d’amours s’écartant des autorisés sociétaux, laissant apparaître l’abîme qui se creusera entre notre contemporanéité et les êtres qui se déploieront dans l’univers d’ici quelques centaines d’années. Au fil des lectures, des interrogations émergent : comment observer la société dans laquelle on vit ? Pourquoi avoir ériger certaines valeurs dans nos sociétés et les louer ? Ne serait-il pas permis de nous en écarter et d’en concevoir de nouvelles ? Plus adaptées à notre évolution terrestre ? Les parallèles établis entre le fruit de l’imagination de Joëlle Wintrebert et les grands changements espérés dans nos sociétés nous permettent de concevoir d’autres voies possibles et de ne pas renoncer. En conclusion, remercions Joëlle Wintrebert de nous permettre de voyager et de rêver à des futurs féminins aussi grandioses. Couvées de filles Joëlle Wintrebert Éditions Au diable vauvert Parution : 2023
par Yves Izard 24 août, 2024
On entre dans ce livre de plein pied comme dans un moulin qu'est devenu l’appartement d’Alik… Sorte de loft d’artistes, où les hôtes de passage dormaient dans un coin ... dans la chaleur torride de l’été new yorkais, dans l'air transformé en bouillon à la limite de la phase solide. La douche était toujours occupée.. On faisait la queue pour y aller. Il y avait cinq femmes dans la pièce personne ne portait plus de vêtements sauf Valentina, avec son bustier rouge .… Puis Il y avait Alik allongé sur un large divan..il était en train de mourir. On découvre de pages en pages une galerie de portraits, sa femme Nina avec une croix en or , l'une de ses anciennes maitresses Irina, jadis acrobate de cirque, aujourd'hui avocate aux honoraires élevés, et sa fille surnommée Tee-shirt , des peintres géniaux ou pas, Fima, le médecin de la troisième génération , sans diplôme officiel, tout noueux dont les yeux clairs et lumineux regardaient Berman avec espoir , Berman si intelligent, diplômé et bel homme bien qu'il eût quelque chose du grand singe, qui finit par déclarer pour Alik: Il n’y a rien à faire. Enfin il y a la voisine italienne , Joïka venue dans cet endroit, apprendre le russe. Car nous sommes chez les Russes et comme l'écrit Ludmila Oulitskaïa , et chez les Russes émigrés, cet acte de quitter la Russie qu'ils avaient accompli les apparentait . Ainsi pour ces émigrés russes des années 90 la fin de Gorbatchev et le coup d'Etat sonnaient comme un drame antique où le passé avait fait de nouveau irruption dans leurs vies avec un épilogue irrationnel indiscutable NOUS avons gagné ! Cette communauté haute en couleur qui entoure le peintre agonisant veut que la fête continue, alors que Nina ne pense qu'à sauver l'âme de son homme et finit par persuader Alik de se faire baptiser: Bon, d'accord, amène-le, ton pope ! Mais à une condition: tu feras aussi venir un rabbin . Car la drôlerie côtoie le drame, et c'est tout le talent de Ludmila Ouliskaïa de peindre sans pathos excessif l’âme slave qui se heurte à l’univers américain comme le constate Fima : Ce pays détestait la souffrance, il la niait sur un plan ontologique… Ils avaient inventé des écoles philosophiques, psychologiques et médicales pour éviter à l'homme de souffrir. Le cerveau russe du docteur avait du mal à assimiler cette idée. La terre sur laquelle il avait grandi aimait la souffrance et la valorisait… Pire , pour le sang juif elle était un élément vital. Mais comme si rien n'était incompatible, Ludmila Oulitskaïa va nous proposer des funérailles pas tout à fait ordinaires pour réunir une foule hétéroclite comme dans la chanson où Moscou, Kalouga, Los Angeles ne forment plus q'un seul kolkose ! Comme d'habitude Alik avait fait quelque chose d'inhabituel : Il y a trois jours, il était vivant, ensuite il était devenu mort, et, maintenant, il se trouvait dans un état intermédiaire et bizarre depuis que Tee-Shirt avait introduit une cassette dans le magnétophone d'où surgissait la voix d'Alik. Il avait ainsi démoli en une seconde le mur séculaire …..il avait simplement tendu la main à ceux qu'il aimait. De joyeuses funérailles Ludmila Oulitskaïa Éditions Gallimard Parution : 1999 Traduction française : Sophie Benech
par Jean-Renaud Cuaz 24 août, 2024
ÉDITO C’est donc la 15 e édition des Automn’Halles, fin septembre. 15 ans, l’âge des possibles et des essors, pour un festival qui se retrouve doté, depuis 3 ans, de la reconnaissance du Centre National du livre et de l’estime de ses partenaires, lieux publics (la Médiathèque Mitterrand, le musée Paul Valéry, le MIAM…) ou privés (le Réservoir, le Plateau…). Cette année, comme les autres, les auteurs seront partout, en milieu scolaire, en rencontres, en dédicaces, sur l’Amadeus, également, avec les Frères de la Côte. Il y aura les auteurs célèbres, les autres en devenir, place (Léon Blum) est faite également aux auteurs et éditeurs locaux et régionaux. Aux auteurs en herbe, aussi, puisque le concours de nouvelles revient sous une autre forme. Le programme des cinq jours est dense et riche, consultez-le ! Et venez rencontrer les écrivains, qui ne demandent rien de plus que d’être entendus de leur vivant. Amitiés littéraires Laurent Cachard Président du Festival du livre de Sète – Les Automn’Halles
par Joanna Lens 23 août, 2024
La maison d’édition du Bélial’, spécialiste de science-fiction et d’anticipation, était l’invitée d’honneur à la Comédie du livre de Montpellier en 2024. Grâce à elle, nous avons pu découvrir la conception du monde si sagace des nouvelles de Claude Ecken. Dans son recueil de nouvelles intitulé Le Monde, tous droits réservés republié dans sa version moderne en 2024, Claude Ecken nous emmène voyager d’un possible futuriste à un autre dans une plausibilité déroutante. Comme indiqué dans le titre, notre quotidien et l’ensemble de nos droits établis y sont progressivement remis en question. La première nouvelle éponyme du recueil interroge directement nos droits à l’information, l’écriture journalistique et le pouvoir de la manipulation médiatique. Les connaissances et la curiosité scientifiques de l’auteur transparaissent dans chacune des 13 nouvelles. De sorte que d’une fiction à l’autre, le lecteur enrichit sa connaissance de l’Univers et de sa physique, guidé dans sa compréhension des visions de l’auteur pour une conception plus aisée de ses mondes possibles. Mais loin de nous écarter des problématiques rencontrées dès à présent dans nos sociétés, la magie de l’écriture de Claude Ecken consiste à nous transposer dans des univers parallèles tout en nous confrontant aux durs paradoxes de notre monde. Les thèmes les plus marquants sont assurément la question du manque de sens de nos existences, du choix du suicide, de la haine habitant l’Homme et de sa manipulation psychologique. En somme, un recueil à la fois pleinement divertissant mais également interrogateur et critique vis-à-vis de nos choix contemporains. Le festival du livre de Sète – Les Automn’Halles aura le plaisir de recevoir Claude Ecken et permettra d’échanger autour de son imagination futuriste lors d’une table ronde organisée le samedi 28 septembre à la médiathèque Mitterrand de Sète de 10h à 12h. Le Monde, tous droits réservés Claude Ecken Le Bélial’ Éditions 384 pages Parution : 14 mars 2024 Illustration de couverture : Pascal Blanché Préface : Roland C. Wagner ISBN : 978-2-38163-123-3 Grand Prix de l'Imaginaire 2006 Nouvelle francophone
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