Christophe Naigeon poursuit son Traité de négritude* avec Mamba Point Blues, un roman-fleuve construit en deux époques (1918-1925 et 1931-1940) et un épilogue (1980), eux-mêmes découpés en portraits et récits quasi-distincts de figures de l’africanité. Dont les vies se sont croisées, dans des villes, des pays différents, suivant le fil d’une histoire qui bégaie, entre les tranchées du Front de l’Est, dont on extrait miraculeusement Jules, le Black frog qui sert d’interprète aux troupes américaines, plus exactement le régiment de nègres venu libérer la France, même si, en dernier recours, les Yankees voudront cacher ces poilus de Harlem et récupérer leurs exploits, avant de les renvoyer à leur statut d’esclaves ou d’opprimés. Puisqu’il a survécu au pire — Merde, pas mort ! — il va vivre sa vie en plein et, armé de cuillères en bois et de couvercles de casseroles empruntés à sa logeuse, intégrer le Harlem Rattlers Band des bidasses qui, à la signature de l’armistice, vont faire un boucan incroyable, jouer une musique de malheureux qui rend les autres heureux, quitte à faire quelques concessions avec la Marseillaise. On pourrait croire que la guerre terminée, les choses vont s’arranger, surtout quand une idylle inattendue le lie à Sigrid, qui veille pourtant son fantôme de mari, gueule et corps cassés par la Der des ders. L’histoire entre les deux amants va constituer le fil rouge de Mamba Point Blues, de façon surprenante : il faut attendre la dernière partie du roman pour apprendre que les lettres qu’il lui écrit, comme un continuum amoureux — et surtout pas bovaresque — il ne les a pas envoyées, et un deux ex machina mêlant la cousine de Graham Greene et Joséphine Baker, au Royal Albert Hall, pour que l’histoire trouve son issue. Elle sera passée par tous les stades, de la transe de ses racines africaines — les livres et les tambours comme armes secrètes — pour que la musique commence à parler, et explore ses racines africaines, donc, afro-américaines ensuite, pour un mot-valise qui ne signifie rien, tant l’Amérique a longtemps rejeté ses Noirs. En parallèle avec le récit national chaotique du Liberia, déjà posé dans le premier volume (indépendant), c’est l’Amérique ségrégationniste qu’on (re)découvre dans le roman, que Ruth, via une ruse d’institutrice proposant la leçon inversée, résume par le Grand Retour, une illusion politique et économique ayant viré à l’idéologie. Avec des intérêts des deux côtés, d’ailleurs. Les personnages, traités individuellement, voient leurs existences se tresser, dans les scrupules à faire connaître l’histoire du Liberia (pas un tabou, juste une page tournée), dans les oppositions rhétoriques déjà présentes dans le premier tome : Naigeon se plait à mettre ses personnages en opposition, par le débat, jusque dans la concurrence entre Noirs panafricains (comme avec Marcus qui, par exemple, réfute l’idée du métissage). On croise des intellectuels de la cause, comme William Edward Burghardt Du Bois, figure morale que Diane — l’arrière-cousine découverte de Jules — va pourtant rabrouer, accusant son amant de s’être servi de ce bon vieux Julius Washington comme caution, comme les gens de la Societé américaine de colonisation avait utilisé après sa mort, en le caricaturant, l’idéal de Paul Cuffee. De recréer, sous des aspects humanistes, une belle double pyramide de commandement et de soumission. La place des Noirs, elle la vit au quotidien dans son dispensaire de Harlem, seul lieu où les Noirs peuvent être soignés (Body Repair, son enseigne de garagiste), dans les manifestations qu’elle organise, les marches des femmes (pour la santé), durement réprimées.
Son Code noir, Naigeon l’écrit par ces récits croisés, qui se retrouvent, sur trois continents, sur des réflexions qui incluent les Lumières (le mythe du Bon sauvage), les hommes-léopards du Liberia, déjà abordés dans le tome I, la traversée mouvementée de la Real Africa par Greene, Barbara et Jules, les deux récits qui en seront faits dont l’un, le plus connu, éludera la part essentielle de deux des trois protagonistes. De quoi permettre à Naigeon, par ailleurs, d’insérer la question des mécanismes d’édition, mais le sujet n’est pas là. Le vrai sujet, celui qui relie toutes les facettes abordées, c’est la musique, le jazz. Les naissances du Cotton Club et du Dizzie, la carrière de Frida Josephine « Baker » McDonald, qui trouve en Jules le meilleur batteur du monde — en plus, comme moi, tu danses en jouant de la musique — qu’elle emmènera à Paris, pour sa revue nègre, jusqu’à ce que l’histoire bégaie et qu’on réentende le bruit des bottes, en Europe. Si Jules, dans ses pérégrinations, a retrouvé comme procureur l’ancien colonel de sa compagnie, il va croiser, aussi, un petit Hitler — un Joseph Goebbels noir — en la personne de Davis. L’enfer gluant de l’illusion des États-Unis d’Afrique — l’Afrique est plus grande que l’Amérique. Il y a des Afriques — les difficiles tournées des musiciens dans les états qui ne veulent pas d’eux — ici, le Nègre dort avec les porcs — et les strates de l’immigration américaine, les Italiens qui ne se sont pas laissé soumettre, la logique absurde dans laquelle les Colored, affranchis, se sont retrouvés coincés : finalement, ils (les Blancs) ont pigé qu’on leur coûtait moins cher que quand on était gratuits…
Il y aurait beaucoup (trop) à dire de ce roman foisonnant où l’on croise Picasso, Simenon, Scott Fitzgerald, une histoire de diamants, des massacres, des empoisonnements, des rites initiatiques dans des zones légendées CANNIBALES, des corrections lexicales dans le domaine musical — on ne dit pas Tam-Tam, c’est péjoratif — mais surtout une filiation, la grande chaîne des trois Jules — Julius, Jules, Julian — qui couvre à eux trois l’histoire des deux derniers siècles (sans compter celui-ci) de trois continents. Pas étonnant, sans rien dévoiler, qu’on termine avec Jules écrivant la suite des Mémoires de Julius, en attendant que Julian s’attaque — il est journaliste, témoigne comme ses aieux l’ont fait avant lui — à celles de Jules. Ce livre contient tellement de livres, par mise en abyme qu’on ne s’étonne pas non plus que l’auteur prévienne, comme dans Liberia, que l’histoire de l’Afrique — surtout quand elle a autant de retentissements ailleurs — doit inspirer mille romans. Il lui en reste un.
* « (…) des intellectuels et militants Noirs d’Afrique et des Antilles créaient le concept et le mot de négritude, prenant le contre-pied de la tendance française — sous influence américaine — de la dévalorisation du terme nègre (…). » Préface.
Mamba Point Blues
Christophe Naigeon
Éditions Les Presses de la Cité
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