“La passion d’Arcélie” de Cécile Gouy-Gilbert

Yves Izard • 15 avril 2025
C’est l’histoire d'une famille qui court après sa grand-mère qui a quitté ses deux enfants pour le bout du monde dans les années 1960. Une si longue absence ponctuée de très rares nouvelles qui a traumatisé sa fille. Quand Arcélie rentre seule à Paris une quarantaine d’années plus tard, ce sont ses trois petites-filles qui iront à la rencontre de leur grand-mère pour comprendre son destin si troublant. C’est leur mère qui les envoie, car Ève refuse de parler à Arcélie, c’est pour elle un fantôme qui la hante depuis la mort de son mari, quand elle l’a abandonné avec son frère Maurice. Et le jour où les trois filles arrivent devant son immeuble, rue des Pyrénées, les pompiers avec leur grande échelle leur interdisent l’accès aux étages. 

Ainsi débute, comme un thriller, cette recherche du temps perdu qui est bien plus qu'un secret de famille. C'est Carole qui nous donne les premiers éléments : Veuve à 33 ans, Arcélie s'est occupée de ses deux enfants, avant de disparaître à l’étranger. Son mari Aurélien, notaire à Lyon, lui avait laissé une bonne fortune, de quoi entreprendre des séjour humanitaires dans des pays lointains, jusqu’à ne plus revenir et de n’envoyer que quelques photos et messages succincts. J'y vois là, écrit Carole, le parcours d'une grande bourgeoise qui, après avoir élevé ses enfants se lance dans l’action caritative. Avec, cependant, plus d'engagement que d'autres, plus de distance aussi avec sa propre famille. Cependant, ce fut longtemps pour ses petites-filles, une grand-mère mythique au milieu de plantes exotiques. Sauf que pour leur mère Ève, le ressentiment est irrémédiable, surtout quand dix ans après son départ, Arcélie envoie une photo d’elle avec un homme et une fillette, leur enfant Anaïs. Éve explose « j’en ai rien à foutre du bonheur de ma mère ». Pour elle cette petite Anaïs , c'est une sœur du même âge que sa fille, la dernière, Nina. Nina l’originale, l'imprévisible, qui ressemble tellement à sa grand-mère, qui porte l’héritage d’Arcélie

Mais cette réalité, on la découvre à travers le journal intime d’Arcélie que Carole a trouvé et nous livre dans de longs chapitres du roman, alors que ces secrets de famille étaient en partie connus de sa sœur aînée Élyse; Cachottière, et entretenant une complicité avec notre mère, elle ne voulait pas les partager avec nous… Tout aujourd’hui est réuni pour le drame de famille, déclenché par ces visites à la grand-mère revenue. Avec ces questions qui surgissent chez Carole : Parfois je me suis demandée s’il n'aurait pas eu une double vie, la bas à la radio… que nous étions nous un simple point d'encrage. Papa, atone au quotidien, lui qui a une voix si forte quand il cause dans le poste…? je ne le connais pas vraiment… d'ailleurs moi-même est-ce que je connais bien David avec qui je vis ? 

Ce destin d’Arcélie, est-il comme une transgression inacceptable dans cette famille bourgeoise, qui se questionne sur ses propres choix, qui se contente de sa vie peinard, moi j’ai l'impression d’avoir surfé sur ma vie sans félicité ni cauchemar, sans jouissance ni larmes de feu, ça me désole et ça me convient. Tout le contraire de Nina qui a tenté les montagnes d'Afghanistan, avec assez de désinvolture pour se retrouver enceinte et se demander si elle doit avorter. Et surtout d’en parler à Arcélie ! Qui vient de leur proposer une séance de spiritisme, qu'elle avait découvert après le décès d'Anaïs ! Avant d’argumenter : Comme Victor Hugo !

La passion d’Arcélie
Cécile Gouy-Gilbert
Éditions Complicité (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 23 avril 2025
Romain Potocki, grand reporter, journaliste, réalisateur et photographe—invité des Automn’Halles en 2013 pour son premier ouvrage L’homme itinérant —nous livre son premier roman qui s’annonce sur le bandeau comme « un petit miracle de style, d’humour et d’émotion » . Le lecteur en aura la confirmation. Le roman commence par un court prologue dont le premier mot « librairie » campe le lieu phare du récit et on devine instantanément son importance. Un homme revient sur ce lieu et trouve la librairie Sophie fermée. Pourquoi, qui est cet homme et quid de cette librairie ? Et le titre du roman ? Retour au passé, l’histoire peut commencer, racontée avec son propre langage par un adolescent de banlieue précaire et mal famée. Son mal-être s’aggrave par une sorte d’infirmité de parler qui le force à s’enfermer dans une solitude malsaine. Il entretient avec sa mère, qui n’a pas sa langue dans sa poche et ne rate pas une occasion de l’enfoncer encore plus dans son trou noir, une relation complexe dénuée d’amour et de tendresse. Il est la proie des moqueries des autres jeunes ; son monde est pour lui un enfer. Heureusement, il y a le toit de son immeuble au-dessus de ses 22 étages, auquel il a accès grâce au gardien de l’immeuble qui lui en a confié les clés. Ce personnage est la première « bonne fée » du récit. Que fait-il sur ce toit ?— Tu peux pas imaginer comment c’est haut, le toit du monde. Et surtout comment c’est grand… De l’air partout… du silence aussi… Et en dessous ma cité, comme jamais je l’avais vue. Et la mer, là-bas, à l’autre bout d’la ville…c’était ouf ! —il cultive du cannabis, loin des dealers du quartier. Sa mère tombée gravement malade, il doit trouver de l’argent. C’est alors qu’une autre bonne fée entre dans sa vie en la personne de Sophie la libraire, figure hors du commun, un peu déjantée, rompue aux malheureuses vicissitudes de la vie, mais d’une immense générosité de cœur et d’esprit. Elle ouvre les yeux de l’adolescent au monde totalement nouveau pour lui de la littérature et de l’amitié vraie. Elle sent chez lui des capacités et met tout en œuvre pour l’aider à s’émanciper de son malheur. Grâce à elle, l’adolescent découvre le pouvoir phénoménal et irrésistible du livre. À un certain moment, on apprend qu’il s’appelle Robert, prénom parfaitement inadapté à lui, l’enfant à la peau basanée, alors il prend le surnom de Tistou, nom d’un héros de livre d’enfant. Et ce Tistou les pouces verts l’inspire pour bâtir son jardin suspendu sur le toit de sa cité : il y sème des fleurs de toutes sortes et le miracle de la fascination se produit. Elles sont pour lui source de bonheur et de beauté. Mais aussi source d’ennui car elles sont l’enjeu d’un deal avec Jo El Ghaïd, le caïd du quartier, qui lui permet de faire commerce avec ses fleurs, mais pas avec la drogue dont il garde le monopole. Et Tistou, dans une espèce de naïveté, poussé par le courage du désespoir, se jette dans le combat contre la misère et la violence, jusqu’à risquer sa peau ou même sa vie, il y perd un pouce pour commencer. Mais son attirance pour son jardin—un espace de liberté et de créativité—et pour la librairie—une rencontre avec la littérature et des personnages cabossés à l’esprit libre et fantasque—lui donne espoir et réconfort. Toutes ces figures loufoques qui fréquentent la librairie atypique sont très attachantes, à commencer par Sophie la libraire anticonformiste, au milieu de cet endroit où y avait un truc comme sacré ; devant Sophie qui savait vraiment bien écouter , lui le bègue, il ose se lancer dans le vertige des mots. Il y a aussi Moustache, l’ancien légionnaire exerçant la profession de jardinier, qui se révèlera un véritable ami prêt à tout pour sauver Tistou. L’auteur réussit avec sincérité et des mots simples qui sonnent juste à faire évoluer tous ces personnages sur le chemin difficile de l’apprentissage de la vie, en équilibre précaire entre la rudesse de la réalité et la poésie, entre la nécessité de survivre et le rêve. Des plantations florales aux expériences de lectures, d’émerveillements en déceptions, de victoires en défaites, Tistou apprend à résister : « Un autre monde est possible » ; et son horizon s’élargit. Son esprit aussi. Particulièrement touchante est la transformation de sa relation avec sa mère malade, qui, de la rudesse originelle atteint enfin la tendresse et le dévouement, dans l’intimité et le partage. C’est par la lecture d’un extrait de Le monde commence aujourd’hui de Jacques Lusseyran que le fils et la mère nouent enfin le fil de l’amour : J’sais pas comment j’le savais, mais cette nuit-là je pourrais le jurer, ma daronne m’a dit merci . D’introspections personnelles en dialogues incisifs jouant d’humour et d’émotion, la magie du récit opère, entrecoupé d’interludes poétiques comme des respirations salutaires entre les avalanches de mots et d’idées qui se bousculent et cherchent la lumière. Le roman évite l’écueil de la caricature par la justesse et la sensibilité de l’écriture. Tout simplement bouleversant ! Le jardin dans le ciel Romain Potocki Éditions Albin Michel (2025)
par Florence Monferran 22 avril 2025
Une auberge au bord des falaises près de Bristol (Angleterre), un adolescent auquel son père mourant lègue le seul livre qu’il n’ait jamais lu, un vieux loup des mers lui confiant, entre les pages, une mystérieuse carte… Et nous voilà plongés dans une réinterprétation de l’œuvre de Robert Louis Stevenson, L’île au trésor . Rhys Landor, le jeune héros, s’imagine en Jim Hawkins. Il gagne seul un Bristol intemporel qu’aucune référence datée ne rattache au réel. Il retrouve un médecin charitable, le Dr Pingleman. Ce dernier l’entraîne dans son rêve fou d’embarquer sur une réplique de l’ Hispaniola . Le navire mythique de Stevenson, créé pour les besoins d’un film par son ami cinéaste William Bostry, va bientôt prendre le large. La nasse se resserre sur nous alors que l’aventure prend doublement corps. L’écrivain nous plonge dans l’illusion où comédiens (faux marins) et figurants (vrais contrebandiers des mers) s’entremêlent. Le présent et le passé, réalité et rêve se confondent, comme l’affectionne Hubert Haddad, à différents niveaux (livre de Stevenson dans son livre, film dans le livre). « Rhys vivait dans un monde redoublé d’un grand miroir de mots » glisse l’auteur. En effet, le récit avance en des jeux de miroirs, comme les deux navires, l’ Hispaniola et le Reckless , chargé de le filmer. De prime abord, le roman réveille nos souvenirs enfantins, l’émerveillement des premières lectures, l’imagination toutes voiles dehors. Le foisonnement des descriptions et des personnages sortis de L’île au trésor et du livre nous y incite, dans un rythme enlevé. Des rebondissements à multiples détentes, quand on croit suivre le chemin du trésor, nous perdent jusqu’au final, dont nous ne divulguerons rien. Mais le récit s’emballe, le suspense s’accélère dans la seconde partie du roman, reléguant la recherche du trésor au second plan. Nous voici saisis par « la danse ensorcelée des ouragans » , tempête des éléments et déchaînements humains, quand les masques tombent en même temps que les cargaisons clandestines. L’humour, présent dans la constitution des personnages et des scènes, avec le capitaine Frog, le lieutenant Memory, le Cyclope, Poing-Clos ou Pretty Fox, vire au sombre, au très sombre. Peut-être le héros, double rêvé de Jim Hawkins, cherchait-il aussi à retenir entre les pages, comme la carte glissée par le Contre-amiral de la Pêche-aux-clous, le fantôme de ce père disparu, nous emportant dans sa quête initiatique à travers la mer d’Irlande. Avec l’innocence victorieuse de Rhys, c’est le pouvoir de l’imagination qui triomphe des combats maritimes et intérieurs. Depuis cet ouvrage, paru en 1994, que les Éditions Zulma ont eu la bonne idée de rééditer en collection de poche, Hubert Haddad a tracé son chemin en quelques récits majeurs, couronnés par un Grand Prix de littérature de la SGDL (2013) . Meurtre sur l’île des marins fidèles Hubert Haddad Éditions Zulma (2024)
par Marie-Ange Hoffmann 17 avril 2025
Qui se cache derrière ce perdant magnifique ? c’est la première question que le titre de ce roman, pour le coup magnifique, suscite. Il apparaît au début du livre, un homme fatigué qui semble au bout du rouleau. Il s’appelle Jacques, il rentre d’un séjour professionnel en Côte d’Ivoire chez lui, au Havre, où vivent sa femme et ses deux belles-filles, Anna et Irène. C’est à travers le regard et la voix d’Anna, la narratrice, que se dessine le portrait de son beau-père, que ressort le passé marqué par les vicissitudes d’une vie de famille recomposée. Jacques, parlons-en : figure aux facettes complexes et paradoxales à l’humeur fantasque, que l’on peut affubler d’une horde d’adjectifs contradictoires, car il est tout à la fois menteur, sincère, tyrannique, généreux, dépressif, rêveur, enthousiaste, dépensier, capricieux, noble, ridicule, bref, magnifique et pathétique. Dans sa folie, il provoque inconsciemment le malheur autour de lui. Il croit faire fortune en Afrique en s’accrochant à des affaires plus ou moins douteuses, mais il est incapable de gérer son argent, n’ayant aucune maîtrise des réalités matérielles et du présent. Elle —la mère— ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu'il aimait vraiment, celle où le présent n'avait aucune importance. Seul comptait le futur, l'utopie sans cesse réinventée, sans cesse prévisible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte. Que penser et comment réagir face à cet homme qui débarque peu avant Noël et tel un fou, achète un grand nombre de meubles chez un antiquaire—dont un bonheur-du-jour —(tout un programme !), faisant totalement fi de l’état précaire de ses finances ? il veut être le porteur de bonheur mais il plonge sa famille dans les tourments des dettes. Il ne s’arrête pas là, car par amour pour Irène qui aime comme lui la musique, il fait livrer sans prévenir un magnifique piano. Car Jacques a une affection infinie pour ses belles-filles, il leur donne des ailes : Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques, la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes. Il a une relation particulière avec Anna. Celle-ci raconte Je lui tenais compagnie, soir après soir. Je n’aurais pas supporter de rester dans ma chambre, sachant qu’il allait se réveiller dans le salon vide et commencer ses errances nocturnes . Nous avions toujours été les deux couche-tard de la maison. En même temps, Jacques pèse sur leurs vies— sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. Cependant, les deux sœurs trouvent leur force de résistance. Quand elles se retrouvent seules après le départ de leur mère pour rejoindre Jacques en Côte d’Ivoire, elles éprouvent l’étrange sentiment que nous formions un tout, une sorte de Trinité, décidant du sort de Jacques. Il avait beau imprimer sur nos vies, le chaos de ses décisions, nous nous sentions, d’une certaine manière, toutes puissantes, et peut-être l’étions-nous. L’autrice montre les difficultés à maintenir l’équilibre incertain d’une vie familiale confrontée à la précarité, à l’insécurité, aux assauts des huissiers, aux fantasmes du père, à son emprise sur la famille ; cette famille qui oscille entre la fascination et la répulsion, l’envie—ou est-ce le besoin ?—de croire au bonheur et la constatation de la triste réalité, la peur qui rôde et le désir de s’en sortir. Un sentiment ambivalent habite Anna ; elle balance entre la tendresse pour les moments joyeux et fantasques et l’inquiétude devant l’inconscience du beau-père, qui vit dans la démesure, qui est un perdant qui se voit gagnant. Quand Jacques est mort, sûrement ai-je éprouvé de la culpabilité… Mais ce n’est pas la culpabilité qui me fait écrire aujourd’hui, je crois. En tous cas pas celle-ci. Plutôt la culpabilité de l’avoir d’une certaine manière, abandonné, de ne pas lui avoir rendu justice, ou d’être restée du côté de ce qui était raisonnable, tandis qu’il ne vivait, lui, que dans la démesure. Anna est tiraillée entre la loyauté envers sa mère qui souffre et sa fascination pour Jacques. Ça va aller, c’était la seule phrase qui me venait à l’esprit, et je savais que je ne devais pas la prononcer. Prononcer cette phrase, c’était me débarrasser d’elle et de toute cette poisse, cette situation à laquelle je ne parvenais pas à m’intéresser vraiment et dont je ne mesurais pas la gravité. Comme Irène, au fond, j’étais secrètement soulagée que les meubles restent. Je me préoccupais de la réaction de Jacques. Revendre ces meubles, c’était le trahir. Pourtant c’était bien lui qui avait trahi ma mère en les achetant à crédit. Pourquoi est-ce que je n’en voulais pas à Jacques ? Pourquoi est-ce que j’attachais plus d’importance à sa déception, si les meubles étaient revendus, qu’au désespoir de ma mère devant le gouffre de leurs dettes ? L’écriture de Florence Seyvos est tout en nuances, en délicatesse, pour évoquer la fragilité mais aussi la force de la jeunesse, pour évoquer la musique de la mélancolie du temps passé. La musique est présente dans le livre ; on chante des chansons allemandes (seraient-elle nazies ?) mais aussi Bella Ciao , (c’est réconfortant !) ; on y écoute The Needle and the Damage Done de Neil Young. Florence Seyvos, tout en soulignant l’ambiguïté des sentiments, (on ne sait pas, tout comme Anna, si on doit retenir la face attachante du beau-père ou sa face toxique), réussit avec grand bonheur une peinture fine et subtile des complexités des relations humaines. Un perdant magnifique Florence Seyvos Éditions de l’Olivier (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 5 avril 2025
Une fois n’est pas coutume de citer l’autrice elle-même, expliquant son projet d’écriture avec ce roman : « Il y a longtemps, j’ai écrit un livre sur Horace parce que sa poésie me parlait intimement. L’écrivant, j’ai éprouvé la force mentale qu’exerce sur moi l’antiquité. Le passé est-il vraiment du passé ? Ne subsiste-t-il pas, à portée de main, invisible mais toujours agissant ? Peut-on y percevoir une lumière pour éclairer aujourd’hui ? Suis-je une femme du passé ou du présent ? Le personnage de Mécène—ami de l’empereur Auguste et protecteur des poètes—s’est présenté à moi comme une magnifique silhouette pour donner forme à ce questionnement. Ce livre n’est pas une biographie historique, ni un exposé sur le mécénat. C’est un roman. Je me suis emparée des informations que les auteurs grecs et latins nous ont transmises pour déployer l’histoire d’un homme vivant à une période de bouleversements violents, témoin et acteur du passage de la République à l’Empire, habité par l’amour de l’art et le désir de voir arriver la paix. Un homme à la fois tourmenté et puissant. Le roman est aussi le témoin de ma quête, de l’effervescence joyeuse qu’elle a provoquée en moi et de mon désir profond de faire connaître et aimer l’histoire romaine, et surtout sa littérature. » Le lecteur ne peut que constater la véracité de ces propos et se laisser emporter dans le tourbillon de l’histoire. D’aucuns seraient étonnés d’apprendre que le nom de mécène vient de Caius Cilnius Maecenas, chevalier d’origine étrusque, poète, dandy, ami d’Octave, qu’il accompagna dans son ascension au pouvoir suprême d’empereur Auguste au 1er siècle avant J.-C. Pascale Roze compose très minutieusement le portrait d’un homme aux multiples et remarquables facettes : une éducation très poussée lui ouvre les portes du monde grec et latin, les langues, la philosophie, la poésie, les arts. Il adopte la vision épicurienne de vivre. Superbement vêtu, une bague à chaque doigt, le chevalier campagnard s’occupe de son immense domaine, supervisant les cultures, en particulier sa vigne. Il s’émerveille des mosaïques et diverses sculptures étrusques qui ornent son palais. Mais une fois devenu l’ami d’Octave, futur empereur Auguste, il doit se mêler de politique et agir, lui qui refuse toute forme de violence. Par ses talents de conciliateur, il réussit à préparer le chemin épineux de l’accession au pouvoir impérial du jeune Octave, déjouant les intrigues et adoucissant les conflits que se livrent Octave, Marc-Antoine et Pompée. Cependant, Mécène ne délaisse pas ses activités artistiques ; il prend sous sa protection les poètes Virgile, Horace et Properce. L’autrice met en scène leur relation avec infiniment de respect et de curiosité. Elle raconte les recitationes , ces lectures poétiques publiques accompagnées de musique et de danse que Mécène organise avec faste dans son palais. On y fait la connaissance de sa femme, pratiquant l’art du chant et de la danse, traductrice de la poète Sappho, et nous suivons, non sans un certain humour, le déroulement tortueux de leur vie de couple. Un des nombreux aspects intéressants de ce récit réside dans la manière dont l’autrice décrit ce monde de l’Antiquité qui lui est cher, le passage de la République à l’Empire, la violence d’un côté à laquelle répond de l’autre, la beauté de la poésie. Munie de connaissances historiques et littéraires très poussées, Pascale Roze dépasse la réécriture de l’Antiquité en s’impliquant elle-même dans le récit. Elle y mène sa propre quête—elle lit les manuscrits, elle voyage, elle convoque des auteurs contemporains comme Pascal Quignard qu’elle connaît personnellement et respecte infiniment—vers une réponse au questionnement : le passé éclaire-t-il le présent et comment ? « La seule contrainte de mon texte, c’est moi, aujourd’hui, comme Yourcenar est la seule contrainte de son roman des Mémoires d’Hadrien. Ni Hadrien, ni l’Empire romain, mais Yourcenar. On s’en rend compte une fois que du temps a passé. De même que les textes de Pascal Quignard et de même ceux de Paul Veyne et des historiens. Toutes ces œuvres sont des lanternes magiques faisant surgir de l’ombre des formes imaginaires. » Le roman de Mécène Pascale Roze Éditions Stock (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 29 mars 2025
Istanbul est une ville qui s’épouse et qui vous épouse , écrit Mahir Guven au tout début de son récit, et il poursuit, Il faut croire qu’Istanbul est une histoire d’amour . Ce livre est effectivement une histoire d’amour entre l’auteur—Mahir Guven, écrivain français d’origine turque—et cette ville, Istanbul, qu’il connaît parfaitement pour y être allé tant de fois depuis 25 ans. Il y rencontre des membres de sa famille et de nombreux amis. L’éditeur nous annonce un guide à dévorer comme un roman et, en effet, le lecteur ne sera pas déçu, gagné par l’enthousiasme débordant de vivacité et de tendresse qui habite l’auteur pour cette ville, son histoire millénaire, sa géographie exceptionnelle irriguée par les eaux du Bosphore, ses habitants et ses traditions multiples. À coups d’évocations de son histoire familiale—une famille d’origine populaire et paysanne, appartenant à la minorité religieuse des alévis—il nous présente la ville, nous emmène en balades dans les quartiers de l’ancienne cité et de la nouvelle. Istanbul—trois fois capitale d’empires—est une ville régie par la dualité, brute et douce, chaude et froide, de terre et de mer, une ville d’Orient et d’Europe, très riche et très pauvre, historique, antique et ultramoderne à la fois . Nous découvrons avec lui les transformations mouvementées et inéluctables qui marquent l’histoire de cette ville. Comment comprendre cette ville et ce pays si riches, cette Turquie construite sur les ruines d’un empire multiethnique et pluricentenaire… Née dans le sang en niant la vie et le droit à l’existence d’une partie de ses enfants ? Mahir Guven questionne l’Histoire, Byzance, Constantinople et maintenant Istanbul, ville hantée par un passé glorieux et une modernité incertaine, où il constate que le temps ralentit, l’Istanbul d’hier s’accroche au présent . Voici donc un portrait en forme d’hommage à cette ville et ses habitants, dont l’auteur dépeint les traditions, parfois avec humour, toujours avec tendresse ; qu’il s’agisse de la vie trépidante et bruyante, de la propension des humains à converser— Si vous préférez le silence et fuir la conversation, oubliez Istanbul ! —de la propension à l’humour— on n’hésite pas à parler avec métaphores et blagues —à la débrouille— c’est Robin des Bois qui fume le narguilé, ou comment carotter les bien lotis et l’État, sans se prendre la tête —aux arts de la table, avec lesquels on ne rigole pas et qui possèdent leurs rituels. Évoquer Istanbul, c’est enfin évoquer le Bosphore : Ce n’est pas un fleuve, c’est un détroit. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée. C’est notre prière quotidienne, ce qui nous apaise, donne un rythme à notre vie, et nous rappelle qu’il n’y a pas de terre sans eau, pas de poètes, pas de musiciens, pas de cerisiers et aucune tulipe, sans le Bosphore. À la fin du livre sont proposés 5 itinéraires de visite et une infographie insolite. Merci à Mahir Guven pour ce beau voyage et aux éditions L’arbre qui marche et sa collection Premier voyage, pour voir plus et voyager mieux . Istanbul Mahir Guven Éditions L'arbre qui marche (2025)
par Yves Izard 28 mars 2025
Nous plongeons d’emblée dans ce corps vivant où Adrian avait immédiatement compris qu’elle se trouvait là dans son élément. Cent fois elle avait rêvé qu’elle était dans un sous-marin . Depuis sa première mission elle naviguait sur le HMS Thetys l’un des quatre sous-marins porteurs de missiles nucléaires dont était dotée la Royal Navy . Adrian Ramsay est « oreille d’or », chargée d’écouter et d'identifier les bruits des profondeurs. C’était le seul endroit où elle parvenait à contenir son surcroît d’énergie. C’était d'abord l’aspect technologique qui l’avait enthousiasmée car elle n’avait pas eu d’emblée l’idée de servir la dissuasion nucléaire . Mais elle avait rapidement pris conscience de la complexité du concept, tout à la fois follement brillant et d’une terrifiante ambiguïté. Il s’agissait de protéger une civilisation… Il fallait donc y croire quand bien même on ne partageait pas les couleurs du pouvoir en place . Avec ce roman, Emmanuelle Favier vise dans le mille avec le retour d’une problématique d’une actualité brûlante. Tout en prenant quelques libertés qui sont l’apanage du romancier, elle réussit avec son héroïne à impliquer le lecteur dans les impensés à bord . Ainsi le lancement simulé d'un missile atomique qui n’était pas annoncé comme un exercice , et qui en se répétant plusieurs fois par patrouille , constituait un entraînement technique et intellectuel permettant à chacun de mettre en perspective pourquoi il était là , sans l’écraser sous le poids des conséquences de ce a quoi il œuvrait . En dehors de ces exercices particuliers, ce qui troublait Adrian c’était la présence de ce qui respirait invisible de l’autre côté de la coque, l’œil glauque du requin ; Elle éprouvait les ondes molles des méduses, elle sentait le pouls immense de l’océan comme une nostalgie de brève expérience de plongée sous-marine , où elle avait découvert, à seize ans, cet abandon aux profondeurs et le plaisir psychotrope qui avait quelque chose d’effrayant dont il fallait se méfier . Si l’essentiel de ce qu’elle écoutait lui permettait juste une analyse militaire, à bord du sous-marin condamné à un mouvement perpétuel pour refroidir le cœur nucléaire comme le requin doit nager pour survivre , Il n'en découlait pourtant aucune indignation quant au sort des cétacés désorientés par les sonars et qui s’échouent pour mourir asphyxiés sur les grèves. Jusqu’au jour où elle reconnaît le chant d'une baleine bleu … qui la renvoie vers Moby Dick et son père Ian comme une vague d’anxiété. La baleine, qui suit désormais le sous-marin, c’est aussi le miroir du bateau comme sa version vivante et pure, comme les mâles qui déversent des litres de sperme pour attirer la femelle. Un lien archaïque à travers lequel resurgissent en rêves torrides les pulsions sexuelles qu’elle tentait de dissimuler sur ce sous-marin où la femme était encore considérée comme une anomalie. Tout va basculer après quatre mois de mer, avec la mi-patrouille, le retour à terre qu’Adrian appréhendait toujours un peu . Avec l’annonce de la mauvaise nouvelle qui n’avait pas franchi le filtre des familigrammes, ces messages de quarante mots , que recevaient les marins chaque semaine, et qui excluaient ce qui pouvait menacer l’équilibre de l’équipage, comme l’annonce d'un décès . C'est ainsi que l’État-major lui annonça à son arrivée que son père Ian est décédé pendant la patrouille ! Le monde avait basculé sur son axe . Elle part aussitôt pour cinq heures de route vers le cimetière de son village. Il pleuvait. Enfin le ciel se conformait à son chagrin . Mais comme elle retrouve son chien sur la plage où son Père Ian s'est noyé, elle pense au suicide et culpabilise car en refusant qu’il continue à lui écrire elle avait manqué ses derniers moments . Comme elle s’enfonce dans sa mélancolie , elle finit par décrocher une courte mission plus diplomatique auprès des forces françaises en Bretagne… Une escapade qui va bouleverser sa vie. Et le roman va prendre une toute autre tournure. À terre, Adrian Ramsay avait jusqu’alors réussi à canaliser son énergie en choisissant des amants de passage dans l’obscurité des pubs , et quand elle avait la faiblesse de les ramener chez elle, ils étaient renvoyés sitôt leur mission accomplie. Elle s’était fermée à l'amour … et au désir d’enfant, au prétexte de sa carrière . Cette nuit à Brest va contre toute attente la précipiter dans ses habitudes oubliées des aventures nocturnes dans les bars à marins. Sauf que cette fois se donner au premier venu allait changer son destin. Le talent d’Emmanuelle Favier tient aussi dans la construction de l’intrigue où le lecteur connaît déjà depuis plusieurs chapitres, comme si une autre histoire était enchâssée dans le roman, les deux hommes qui vont bouleverser la vie d'Adrian. Arthur, le plongeur scientifique, et photographe traumatisé, et Abel l’aveugle pervers narcissique qui va séduire Adrian dans une histoire dont elle dira ce n’était pas de l’amour. C’était beaucoup plus violent que de l’amour . Une ultime mission militaire ne changera rien à l’affaire d’autant qu’elle fut abrégée suite à une violente bagarre entre marins, et comme si une malédiction poursuivait Adrian, sonna la fin de sa carrière. L’issue fut qu’à peine débarquée en Écosse, elle repartit pour retrouver Abel accompagné par Arthur en Catalogne. Il avait parlé de voir la tombe du poète Antonio Machado, à Collioure et surtout d’aller chez lui, au petit village de Colera, d’où il serait originaire. Pouvait-elle imaginer ce Noël d’une tristesse infinie où l’on comprend enfin cette énigmatique prose poétique comme un prologue au roman que l’on retrouve comme un épilogue, où tout finit sur cette plage dans le délire d'un spectre amoureux qu’on identifie sans peine. Écouter les eaux vives Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2025)
par Jean-Renaud Cuaz 25 mars 2025
C’était Mardi Gras. Du fond de l’horizon, un grain s’était levé. L’aube peinait à percer, une corne de brume lançait sa détresse à cris étouffés. Un marin râblé au regard minéral tentait d’accoster à grands coups de barre, fendant l’épais brouillard sous une grêle d’injures. Sur la grève, une frêle silhouette toute emmitouflée de noir contemplait la mer, immergée dans une anxieuse attente. Chapeau et poings enfoncés, épaules et châle relevés, les sabots arrimés au sol détrempé, le spectre penché vers l’avant résistait de toutes ses dernières forces contre vents et marées. Les haubans gémissaient, les goélands se déportaient, des rafales de plus en plus violentes secouaient à grands fracas l’esquif que le marin avait peine à maîtriser, au risque de se briser contre le quai. Soudain, comme un mirage au sein de l’apocalypse, le ciel tout entier se pourfendit et une lumière crue déchira l’espace. Un sablier de silence s’écoula, suspendu au Temps. D’un lointain hublot parvint un cri désespéré. « Brin de brin, juste quand la mer monte ! J’ai honte, j’ai honte ! hurla le projectionniste tout en affaires. La bobine est cassée, le bar est ouvert. Vingt minutes d’entracte ! » Dans un concert de claquements de fauteuils, le public se leva comme un seul homme, qui en maugréant, qui en riant de bonne humeur à cette interruption inopinée, et tout ce petit monde se dirigea vers le débit de boisson jouxtant le tourniquet de la porte d’entrée. Derrière le zinc des Copains D’Abord, Marcel, casquette vissée sur un sourire jovial et torchon à carreaux sur l’épaule, accueillit non sans quelques borborygmes la marée qui s’engouffrait dans son antre. Deux secondes plus tôt, il sifflotait à l’idée de se rentrer tranquillement à la pointe courte en passant dire un petit bonsoir à Jeannot, histoire de se mettre d’accord sur leur départ à la pêche du dimanche. Et maintenant le voilà tout tourneboulé à servir demis, perroquets, noisettes, ballons de blanc et de rouge tout en calculant les additions de tête, cassant les billets et grattant les fonds de tiroir-caisse pour rendre la monnaie sur les soucoupes en bakélite. « Y pourraient pas se contenter de s’en griller une sur le trottoir au lieu de se ruer sur moi comme s’ils venaient de traverser le désert marocain ? » grommelait-il en s’épongeant le front tout en sueur avec son torchon à vaisselle. À peine la sonnerie avait-elle grésillé que le tsunami se retira aussi vite qu’il avait ravagé les lieux. Le temps d’un soupir, la tintamarresque tornade fit place à un silence de lendemain de tempête, laissant parsemés çà et là des épaves de vaisselle, des biscuits, des serviettes froissées, des coquilles d’oeufs durs et des grains de sel. Tel un moussaillon de corvée sur le pont d’un chalutier, il empoigna brosse et serpillère en jurant qu’on ne l’y reprendrait plus jamais à oublier d’éteindre les néons dès le début des séances. Il venait de sonner dix heures à l’église lorsqu’enfin Marcel baissa le rideau. En se relevant, il aspira une grosse bouffée d’air marin quand une musique lointaine lui parvint, portée par le léger souffle du soir. « Tiens, samedi, çà doit être la guinguette à Neuneu ! » Il prit débonnairement la direction de ses pénates et constata que la rengaine le poursuivait, s’amplifiait, le happait pour ainsi dire, bientôt martelée par la grosse caisse, portée par les trompettes, les cymbales et les flonflons. Au détour de la rue des mouettes, il tomba nez à nez avec la fanfare municipale, menée tambour battant par Zénobe Bouchat, le vétéran à qui il restait encore un oeil, mais dont les oreilles lui jouaient visiblement quelques entourloupes. À sa suite, une cohorte de joyeux drilles s’escagassait tel un cortège de carnaval peint par Ensor, que Marcel tenta de pourfendre. Mais bien vite, il se sentit submergé par le flot humain en liesse et se vit transporté contre son gré en direction du phare, sans même que ses pieds ne touchent le sol. N’aspirant qu’à retrouver son havre de paix, il déploya toutes ses forces à s’en défendre. Hélas, au coeur des cris et des rires qui lui parvenaient étouffés, sa moustache se tortilla et sa bouche grande ouverte se figea sans ne proférer plus aucun son. En un éclair, une enclume s’enfonça dans sa poitrine, un grain de sable enraya son cerveau. Enfin, un siphon de confettis multicolores eut raison de lui. Sans mot dire, léger comme une plume au vent, Marcel s’envola pour de bon et atterrit à quelques encablures de là dans le cimetière des marins. Au bar des Copains D’abord ne subsiste aujourd’hui qu’un petit écriteau : commerce à remettre, sonnez en face . Martine Hébette
par Laurent Cachard 24 mars 2025
Le recueil de nouvelles de Christian Chavassieux ( De province , où elles vécurent - la rumeur libre éd.) se construit sur une boucle, puisque le prologue le dédie à Xavier, immense lecteur , et que la dernière nouvelle est consacrée au récit de son suicide, des répliques qu’il a entrainées auprès de ses amis, dont l’auteur et sa douce , à qui il consacre le plus long—près de la moitié de l’ouvrage—des récits, sous le titre Mado & Léo . Qu’il ait changé les prénoms, ici et là, n’y change rien, lui-même prévenant dès l’entame : Je vais donc nous livrer tous, nous livrer car écrire est un acte de trahison . Dans les inconsolables , l’histoire qu’il consacre à sa compagne, il y a d’abord cette mythologie des hirondelles et de la buanderie qu’elle laisse ouverte pour elles, honorée de leur fidélité, puis le peuple des chats du haut (et par conséquent celui du bas), la perte parentale, la phobie des autres et de la voiture, l’amour inconditionnel qu’elle partage en silence avec son écrivain, dans le dénuement— le luxe de ceux qui ont renoncé à l’aisance pour savourer le temps —les confessions au psychiatre, l’effroi devant l’avenir politique qui s’annonce. La ouate et l’autarcie salvatrices, la violence du dehors. La fin de vie, là aussi, la démence de la mère, l’abandon du père— pas de médecin, pas d’hôpital, pas d’urgences, ça ira comme ça —la querelle de qui des deux partira le premier, quand ce sera leur tour. De province est une somme de 15 nouvelles, certaines très courtes (une page, une page et demie) et d’autres plus conséquentes, dans la durée, jamais dans le sujet : les histoires qui me touchent , écrit-il, sont celles de perdantes. De perdantes irrémédiables . Toutes situées entre deux siècles, sans que rien n’ait vraiment changé, ni chez elles, ni dans le monde dans lequel elles évoluent. Qu’elles subissent, davantage. On y trouve des histoires de deuil, de fin de vie à l’EHPAD, de disparues dont on salit la mémoire en s’en moquant encore, de chômage, d’emplois aidés (vos TUCS, c’est du toc !), d’avortements répétés, d’enfants élevés dans la haine de leur mère, d’une terrible désillusion quand on croit voir un visage aimé tant attendu… Chavassieux avait averti, là aussi : enfant, il jugeait les femmes supérieures aux personnages masculins, avant de se rendre compte que la réalité était autre, et qu’elles pouvaient être absolument décevantes, comme eux. La désillusion (encore) est supérieure à l’idéalisation, et c’est là-dessus qu’il construit, d’une petite voix intérieure, l’énoncé de l’ensemble des non-dits qui construisent les relations humaines, celle d’une sœur qui refuse à la sienne de partager le deuil de leur mère, d’une directrice de prison qui refuse à des détenues de voir le fruit de leur travail artistique (sauf en payant), d’une femme— un corps brut de femelle sèche, millénaire, en T-shirt et poignets de force, laide, visage osseux, regard d’une dureté insoutenable —qui le renvoie à (s)es mollesses de vie confortable … Il y a cette clocharde qui le réveille en pleine nuit pour qu’il l’emmène à l’hôpital et qui ne s’en souvient pas le lendemain ( les bonnes actions sont gratuites ), cette jeune fille dont l’entretien à Pôle Emploi n’a fait que renforcer le sentiment d’exclusion, cette plus ancienne qui ne supporte pas qu’on ne l’ait pas retenue pour un festival parce qu’elle a plus de 50 ans et le fait culpabiliser. Il y a Angèle, Inès, Mina, Louise, Solène, il y a cette jeune femme violée en réunion par un grand connard de boucher-charcutier hilare, qui n’aura pour seule possibilité de défense de faire la gueule le lendemain. Les actions se situent en bord de Loire, dans la campagne reculée—on retrouve les prés de chardons deux fois—et quand il fait voyager ses protagonistes aux États-Unis, c’est pour qu’ils se retrouvent dans un diner paumé, avec Tom Waits en titre et fond musical : c’est l’Amérique des autres… On sait depuis l’Affaire des vivants que Chavassieux excelle dans le réalisme et qu’il sait mieux que les autres remonter les secrets de famille, les pathologies collectives et l’extraordinaire puissance de la nuisance sociale. Ce livre articulé autour du suicide et de l’échec pourrait plomber le lecteur s’il n’était pas doublé d’une très forte déclaration d’amour envers les plus opprimées de toutes— je suis moins apitoyé par le sort de mes frères —celle qui existent encore moins que les autres, qu’on gratifie d’un pauvre (Mina) méprisant quand on veut bien les nommer et qu’on humilie jusque dans la mort : celle d’une mère à qui on aurait juste aimé dire je t’aime, une seule fois, une autre à qui on aurait aimé demandé si elle nous avait aimé, au moins. Et puis il y a cette langue archaïque dans le sens le plus noble du terme, qui fait que les récits s’enchâssent et que l’ensemble se lit d’une traite : on dit trop souvent que la nouvelle mène au roman, quitte à ce qu’on retrouve, souvent, dans l’exercice, les mêmes défauts d’écriture (comptez le nombre de fois où l’anaphore est utilisée…) ; ici, c’est le roman qui a mené à la nouvelle, et c’est l’exercice d’un auteur essentiel, dans sa démarche et dans son œuvre . De province, où elles vécurent Christian Chavassieux La rumeur libre éditions (2025)
par Yves Izard 20 mars 2025
Avec cette Saga familiale qui court sur un bon siècle, Leïla Slimani nous entraîne à travers trois générations sur les chemins de l’exil. Et nous découvrons que « le pays des autres » n'est pas toujours celui qu’on croit, comme la solitude est parfois plus cruelle sur son sol natal. L'aventure commence avec Amine, qui est le fils d’un interprète dans l’armée coloniale et qui décidera d'abord de s’engager au début de la Seconde Guerre mondiale dans un régiment de spahis. Échappé d’un camp allemand, c’est en Alsace qu'il rencontrera Mathilde qu’il épousera à l’église en 1945. On le retrouvera dans sa ferme marocaine dont il fera une exploitation moderne au point d’intégrer la bourgeoisie de Meknès. À part Selma, la très loufoque sœur du patriarche qui passera sa vie au Maroc, toute la descendance ira voir ailleurs, et d’abord en France, si la vie est plus belle. Pourtant le roman débute en novembre 2021. Un récit à la première personne, une nuit où la narratrice découvre qu’elle a perdu le goût et l'odorat . Qu’une femme dormait dans son lit et que son sexe n’avait aucun goût. Après la fièvre, elle réalise qu'elle ne peut plus écrire, qu’elle perd la mémoire. Le 22 mars enfin, chez le médecin, elle entend son nom : Mia Daoud . C’est ainsi que la fille aînée de Medhi Daoud entre en scène. Elle est né en 1974 et elle sera la narratrice qui va nous promener dans l’histoire de sa famille comme Gabriel Garcia Marquez nous avait si bien ouvert son monde avec Cent ans de solitude . Car Leila Slimani a choisi d’oublier le temps linéaire pour mieux écrire la complexité des destins dans ce Maroc avec ces « histoires de racines qui ne sont rien d'autre qu'une manière de te clouer au sol » comme dira le père de Mia : « alors peu importe le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu » . Ainsi parle Medhi, brillant élève qui a tourné le dos à sa famille en s’installant à Rabat , en finissant par accepter un poste au Ministère puis à la Présidence du Crédit commercial du Maroc que lui confia sa Majesté le roi, lui si engagé à gauche dans sa jeunesse qu'on le surnommait Karl Marx. Pas facile dans un Maroc où le roi avait rappelé que l’élite économique ne devait sa fortune qu'au bon vouloir du sérail. Une définition comme une autre du « Mahkzen » . C'est par l’histoire de sa déchéance et de dix ans de solitude que s’ouvre la première partie du roman « dans ce plus beau pays du monde » cher à Tahar Ben Jelloun où peuvent surgir des histoires terribles. Pourtant sa femme lui avait bien dit qu’il parlait trop de politique, qu'il critiquait trop le régime depuis quinze ans . Que s’installer dans le quartier des ambassadeurs ne garantissait de rien, et que du coup elle, Aïcha, se retrouvait à plus d’une demi-heure de la clinique où elle était gynécologue ; Elle la blédarde , qui reçoit des patientes pauvres venues de la campagne. Elle qui ira visiter son homme en prison et qui ne comprenait pas comment elle avait vécue auprès de lui comme on vit auprès d'un mystère . Et on retrouve Mia, en seconde à 15 ans au Lycée Descartes, celui des Ministres et des coopérants français , Mia observant les prof qui sentaient bien la chape de la peur et de la propagande et qui ramenaient des produits de France car « il n’y avait rien ici » … alors que les binationaux , qui étaient les hommes, ramenaient des femmes du bout du monde . Mia, elle, qui a découvert qu’elle aimait les femmes va partir à Paris, la ville grise la plus belle et la plus triste du monde où sur sa ligne 13, malgré ses cheveux crépus, avait peur des maghrébins ! Elle finira à Londres où ici un arabe peut conduire une Maserati sans qu'on le prenne pour un dealer, où l’argent est un monde en soi, où la race et le Genre se dissolvent dans le nombre des zéro . Quant à Inès, la benjamine s’amuse d’abord dans la boutique de sa tante Selma qui l’adorait et ruminait son rêve perdu du destin new yorkais en portant des chemisiers transparents à imprimé Léopard avec des jupes en cuir prune et des Santiags . Inès qui fera son éducation sentimentale avec son prof de théâtre qui la traite de salope et de pute quand elle décide de le quitter pour faire médecine . Elle retrouvera à Paris sa sœur pour la Coupe du monde de football 98. Paris en ébullition avec un record de vente de bière, les fontaines de la ville jaunes de pisse ! Avec la foule qui crie Zidane Président , drapeaux algériens et palestiniens, pas comme à Rabat où notre mère disait que ça allait dégénérer . Pourtant la désillusion vient vite, Inès se sent bientôt en danger comme au Maroc avec sa police . Et puis il y a Selim le photographe, parti à New York qui s’amusait de ses identités mouvantes en arpentant le quartier arabe jusqu’à 50 ans ! Qui écoute son coiffeur lui dire que dans l’avenir ce pays ne nous aimera pas . Selim déstabilisé après la visite de son père Amine que Mathilde avait réussi à traîner jusqu’à New York et sa cinquième avenue ; Malaise avec ses parents dont se moque son amie Cynthia, cette girafe blonde , la femme à la tête de chat comme pense Amine qui fait promettre à son fils héritier de prendre un billet retour. C'est ainsi, à son grand dam, que Selim sera exclu de ce moment unique : l'attaque contre les tours du World Trade Center qui avait eu lieu le jour des obsèques de son père. Plus tard il se rappellera les mots de Bilal, son coiffeur marocain : Peut-on être à la fois d’ici et de là-bas ? Une phrase sans réponse qu'aurait pu méditer le reste de la famille le jour des funérailles de Medhi ; si la foule était bien présente pour le banquier déchu, ce fut pour des obsèques musulmanes qui ont désolé ses filles Mia et Ines, tout comme sa veuve Aïcha . J'emporterai le feu Leïla Slimani Éditions Gallimard (2025)
par Claude Muslin 19 mars 2025
Beyrouth. Janvier 2010. Hussein, barman, se demande « qui est cette fille qui danse seule le soir après avoir avalé quatre doudous » . C’est Alice, jeune journaliste reporter, toujours volontaire pour des reportages « sur le terrain » . Quand l’histoire est en train de s’écrire, Alice veut être là. Aidée par Paul, son ancien professeur, correspondant pendant plus de quinze ans à Beyrouth, Alice part au Liban, lasse d’attendre une potentielle embauche dans un journal. Elle parle (un peu) l’arabe, ce sera facile de s’intégrer. De son père algérien, Rabie, éditeur, grand lecteur, elle héritera de cette envie de lire. D’écrire. De comprendre le monde. Elle n’a que 15 ans quand il est mort. Sa mère Lydia, protectrice, maternelle, reste l’unique lien familial d’Alice. Seule et déterminée, Alice se demande « comment se raconte une révolution ? » tout en sirotant une bière au fond d’un bar et en peaufinant ses interviews pendant la nuit. Elle apprend vite. Ses premiers refus de reportages sont commentés par son ami Paul : « les journalistes racontent ce qui se passe, c’est en cela que consiste leur métier. L’analyse, c’est le travail des chercheurs. » Quant à Bassem, un collègue journaliste, il la défie : « Il questionne cette prétention à vouloir couvrir l’actualité d’un pays mieux que ceux qui y vivent. » Bassem. L’idéaliste. L’amour au coin des yeux quand il embrasse du regard le visage d’Alice. Idéaliste mais réaliste : « la révolution, c’est plus profond que sortir dans la rue (…) C’est le combat de plusieurs générations. » Et imprudent, quand il fait l’amour avec Alice « hors mariage » … Beryrouth, Le Caire, Alep… toujours plus vite, toujours ailleurs. Alice fuit d’un pays à l’autre, et se fuit elle-même. Son pays d’origine, l’Algérie, elle ne le connaît pas. C’est la rencontre avec Ilyes, un jeune migrant algérien, à la recherche de sa mère dont il est soudain sans nouvelle (elle lui avait dire à jour : « nous aussi on aura une vie de télévision » ) qui va lui offrir l’occasion de nouer avec le pays de son père une relation toute neuve. Le 2e roman d’Hajar Azell est un roman patchwork. Rêves – Révolus – Révolutions, les trois chapitres tissent les récits de vie des protagonistes de Paris à Oran en passant par Beyrouth, Le Caire et Alger entre 2010 et 2013. Y sont abordés les rêves et les désillusions que le Printemps arabe a fait naître dans chaque pays où il a fleuri ; le métier de journaliste reporter ; le rêve des migrants et la quête de sens de sa propre vie. L’écriture est journalistique, des phrases courtes, tout en détails visuels qui donnent vie à l’ensemble. Vivement le 3e roman. Le sens de la fuite Hajar Azell Éditions Gallimard (2025)
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