Lire Louise est jouissif d’abord parce que la Joanne de Didier Decoin n’aime pas les cartes postales des voyages rabâchées par ses clientes de son salon de coiffure de Saint-Pierre-et-Miquelon : C’est Miami en hiver, Paris en été. Elle mélangeait tout, voyait des palmiers sur les Champs-Élysées, des marronniers sur les plages de Floride, un océan fadasse et pelliculé d'huile solaire clapotant aux terrasses des bistrots de Saint-Germain-des-Prés…. Elle avait parfois l’impression d'être forcée de lécher les rues… c’était comme un trop plein de consommation effrénée de lieux communs qui tuent tout désir de voyages.
Lire Louise c'est avaler la dose d'humour insolent du narrateur quand Il nous fait aimer la mère de Joanne, Denise qui vole les petites cuillères dans les bars et que sa fille doit rendre discrètement aux établissements. Sans compter que si Denise devait boire beaucoup, le médecin qui la suivait n'était pas inquiet : avant l'incendie de sa maison, Denise ne buvait pas du tout, et elle avait donc un estomac et un foie qui pouvaient lui assurer une belle marge de manœuvre… Puis il y a cet hommage à Al Capone que le lecteur va bientôt découvrir à travers l’histoire du grand-père, lointain descendant rabougri d'un chasseur de baleines, sauf ses bras hypertrophiés dus à tout ce temps qu'il avait passé à tirer sur les avirons. C'est qu’avec la disparition de la morue, et des années d'inactivité musculaire qui avaient suivies, ses gros bras avaient fondus jusqu'à devenir des sacs de peau vide et flasque qui ressemblaient alors aux ailes de cormorans. Et pourtant le bonhomme a du flair et Didier Decoin n’a pas son pareil pour raconter des histoires très documentées et parfois tragiques avec cet humour et son style décapant qui nous font aimer la vie et la lecture.
Saviez-vous que c'est grâce à la prohibition que va commencer le nouvel âge d'or pour Saint-Pierre et Miquelon qui va passer de l'odeur de la morue à celui de l'alcool puisque le grand bordel alcoolique était devenu le seul moyen de s'enrichir. Et cependant Louise est aussi un merveilleux roman d'amour, des plus insolite, avec l’apparition de cette grande oie des neiges qui va donner le titre de ce roman étonnant.
C’est que Joanne s’ennuie chez Al’s, dans son salon de coiffure que fréquentent les hôtesses d’air Saint-Pierre avant de s'envoler pour Halifax, s’il n’y a pas trop de brouillard. Elle s’ennuie sauf deux fois l’an, à chaque solstice, quand elle s'envole au septième ciel en compagnie de son amant, un voyageur de commerce américain. C'est le même voyage que font aussi deux fois l’an trois cents mille oies des neiges qui se posent de l'autre cote de la mer, sur les rives du Saint Laurent pour quelques semaines de festin pendant leur migration. L’une d'elle s'appelle Louise mais elle ne le sait pas, l'oiseau ne connaît pas encore son nom ! C'est le choix de Manon qui a recueilli l'oiseau blessé, qu’elle emmène au salon. Elle a vingt ans et va bouleverser la vie de Joanne et du petit archipel français.
Il y a du road movie avec Manon prise en stop en forêt de Gaspésie par un poseur d'antennes paraboliques qui croisait des camionneurs chanteurs à lunettes noires qui ressemblaient à Ray Charles en train de se trémousser devant son piano.
Et comme nous sommes chez Decoin, il y aura des Indiens ! en reconversion touristique ! avec Manon qui mènera la danse de la soif comme une Indienne dont elle prend l'apparence, en pensant que Gibson avait dit vrai le premier soir : Personne n'était forcé de choisir un monde plutôt qu'un autre, on pouvait être à la fois de l'un et de l'autre. Mais au risque de mourir ! Comme ces oies qui déambulaient sur leurs détritus avec une fierté dont l'humanité avait depuis longtemps perdu la mémoire. Qu’est-ce qui pourra sauver l'amour ? Sinon un irrésistible élan vers la liberté, ou bien une journée délicieusement morne… Une de ces journées éblouissantes et vides dont on se dit, plus tard, que ça avait été sacrément bon de vivre tout ça.
Louise
Didier Decoin, de l’Académie Goncourt
Éditions du Seuil (1998)
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