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“Louise” de Didier Decoin

Yves Izard • juil. 30, 2024

Lire Louise est jouissif d’abord parce que la Joanne de Didier Decoin n’aime pas les cartes postales des voyages rabâchées par ses clientes de son salon de coiffure de Saint-Pierre-et-Miquelon : C’est Miami en hiver, Paris en été. Elle mélangeait tout, voyait des palmiers sur les Champs-Élysées, des marronniers sur les plages de Floride, un océan fadasse et pelliculé d'huile solaire clapotant aux terrasses des bistrots de Saint-Germain-des-Prés…. Elle avait parfois l’impression d'être forcée de lécher les rues… c’était comme un trop plein de consommation effrénée de lieux communs qui tuent tout désir de voyages.


Lire Louise c'est avaler la dose d'humour insolent du narrateur quand Il nous fait aimer la mère de Joanne, Denise qui vole les petites cuillères dans les bars et que sa fille doit rendre discrètement aux établissements. Sans compter que si Denise devait boire beaucoup, le médecin qui la suivait n'était pas inquiet : avant l'incendie de sa maison, Denise ne buvait pas du tout, et elle avait donc un estomac et un foie qui pouvaient lui assurer une belle marge de manœuvre… Puis il y a cet hommage à Al Capone que le lecteur va bientôt découvrir à travers l’histoire du grand-père, lointain descendant rabougri d'un chasseur de baleines, sauf ses bras hypertrophiés dus à tout ce temps qu'il avait passé à tirer sur les avirons. C'est qu’avec la disparition de la morue, et des années d'inactivité musculaire qui avaient suivies, ses gros bras avaient fondus jusqu'à devenir des sacs de peau vide et flasque qui ressemblaient alors aux ailes de cormorans. Et pourtant le bonhomme a du flair et Didier Decoin n’a pas son pareil pour raconter des histoires très documentées et parfois tragiques avec cet humour et son style décapant qui nous font aimer la vie et la lecture.


Saviez-vous que c'est grâce à la prohibition que va commencer le nouvel âge d'or pour Saint-Pierre et Miquelon qui va passer de l'odeur de la morue à celui de l'alcool puisque le grand bordel alcoolique était devenu le seul moyen de s'enrichir. Et cependant Louise est aussi un merveilleux roman d'amour, des plus insolite, avec l’apparition de cette grande oie des neiges qui va donner le titre de ce roman étonnant. 


C’est que Joanne s’ennuie chez Al’s, dans son salon de coiffure que fréquentent les hôtesses d’air Saint-Pierre avant de s'envoler pour Halifax, s’il n’y a pas trop de brouillard. Elle s’ennuie sauf deux fois l’an, à chaque solstice, quand elle s'envole au septième ciel en compagnie de son amant, un voyageur de commerce américain. C'est le même voyage que font aussi deux fois l’an trois cents mille oies des neiges qui se posent de l'autre cote de la mer, sur les rives du Saint Laurent pour quelques semaines de festin pendant leur migration. L’une d'elle s'appelle Louise mais elle ne le sait pas, l'oiseau ne connaît pas encore son nom ! C'est le choix de Manon qui a recueilli l'oiseau blessé, qu’elle emmène au salon. Elle a vingt ans et va bouleverser la vie de Joanne et du petit archipel français. 


Il y a du road movie avec Manon prise en stop en forêt de Gaspésie par un poseur d'antennes paraboliques qui croisait des camionneurs chanteurs à lunettes noires qui ressemblaient à Ray Charles en train de se trémousser devant son piano. 


Et comme nous sommes chez Decoin, il y aura des Indiens ! en reconversion touristique ! avec Manon qui mènera la danse de la soif comme une Indienne dont elle prend l'apparence, en pensant que Gibson avait dit vrai le premier soir : Personne n'était forcé de choisir un monde plutôt qu'un autre, on pouvait être à la fois de l'un et de l'autre. Mais au risque de mourir ! Comme ces oies qui déambulaient sur leurs détritus avec une fierté dont l'humanité avait depuis longtemps perdu la mémoire. Qu’est-ce qui pourra sauver l'amour ? Sinon un irrésistible élan vers la liberté, ou bien une journée délicieusement morne… Une de ces journées éblouissantes et vides dont on se dit, plus tard, que ça avait été sacrément bon de vivre tout ça. 


Louise

Didier Decoin, de l’Académie Goncourt

Éditions du Seuil (1998)

par Marie-Ange Hoffmann 01 nov., 2024
La narratrice et protagoniste de ce roman de Claudio Morandini est une jeune ethnomusicologue qui arrive de la ville à Crottarda, un village de montagne quasiment toujours plongé dans l’obscurité car le soleil n’y brille que très rarement. Le décor d’une histoire noire est déjà planté. Les maisons, les murs et même les rares enseignes et les quelques bancs où personne ne s’assied jamais, ainsi que les panneaux routiers, sont toujours tapissés d’une épaisse mousse sombre . La jeune femme veut étudier les chants mystérieux qu’elle attribue aux bergers—chants qu’elle avait entendus enfant alors qu’elle passait des vacances dans ce village et dont elle garde un souvenir marquant et fascinant. C’est en scientifique qu’elle veut commencer ses recherches— Il faudra enregistrer les appels, les transcrire, analyser leurs composantes sémantiques, les déchiffrer, en tirer un répertoire : une perspective terriblement excitante, pour une chercheuse d’étrangetés musicales comme moi —mais les choses prennent une tout autre tournure de ce qu’elle escomptait et très vite, elle sent que tout lui échappe. Elle est confrontée à la présence d’êtres humains étranges et inquiétants, prenant la forme de monstres qui évoluent dans une ambiance de nature froide, humide et hostile. Elle ne sait si on l’accueille ou bien la rejette. Elle finira par ne plus rien comprendre à ce monde qui oscille entre réalité et illusion, rêve et cauchemar, attraction et rejet, lumière et obscurité. Les contours des personnages de cette communauté fermée sur elle-même sont flous et tordus, se fondant dans la noirceur qui engloutit. En face de ce village se trouve un autre village qui lui est baigné constamment de soleil. D’étranges sentiments d’hostilité sauvage et inexpliquée régissent la vie des deux villages. C’est un monde où la réalité s’englue dans l’absurde et le grotesque. Un piège se referme sur la narratrice dont elle ne peut se libérer, en proie à un sentiment de fascination/répulsion. L’auteur mêle la farce, l’humour, le comique aux aspects dramatiques et tragiques pour nous entraîner de main de maître dans cette fable à la magie fascinante. Ils oscillent, mes pauvres Crottardais, entre le besoin de se cacher et la nécessité de sortir à découvert, de respirer l'air de dehors ; entre l'exigence de s'exprimer et le mutisme, entre un festin des sens, de tous les sens, y compris ceux que nous autres ne savons plus exercer, et la fermeture de tous les orifices dans le silence, dans l'obscurité complète, dans l'absence de contact ; entre un au-dessus qui s'éloigne et devient inatteignable, ou qui écrase et oppresse, et un au-dessous dans lequel s'enfoncer, enfin, et continuer de nourrir du ressentiment et des inquiétudes ; entre humain et non-humain ; entre vivant et non-vivant. Les oscillants, ai-je envie de les appeler. Et je finis par me sentir un peu oscillante moi aussi. Les Oscillants Claudio Morandini Traduit de l’italien par Laura Brignon Éditions Anacharsis (2019)
par Laurent Cachard 01 nov., 2024
Le Bleu du lac , un roman de 2018, est une tragédie grecque. Du moins en a-t-il les apparences, et même les personnages, puisque Viviane Craig, la narratrice, fait le trajet de métro londonien qu’elle a toujours connu pour se rendre chez son amant, James Fletcher, mais elle le fait dans une sorte d’hébétude, en petite robe noire qui la gratte, pour assister à ses obsèques et jouer pour lui, dans l’église de St Anselme et de Ste Cécile —deux martys, dont la patronne des musiciens—à la demande intrigante de son exécuteur testamentaire, l’ Intermezzo de Brahms qu’il a toujours aimé, qui l’a toujours fait bander. Ce pourrait être tristement anodin, mais Viviane et James ont été des amants que rien ne prédestinait, surtout pas la vie maritale et heureuse qu’elle mène avec Sebastian. Qui l’a sortie un jour de son statut de Mme Bovary du piano —un seul disque enregistré vingt ans auparavant—pour la convaincre de remplacer un jour au pied levé le prodige croate Pogorelich à Wigmore, comme, se dit la narratrice, Anthony Hopkins a triomphé en substitute de Sir Laurence Olivier, ou Pavarotti, dans la Bohème . Cette amante ardente de Brahms connaît la gloire soudaine, les sollicitations, et accepte l’invitation à dîner de cet homme atypique, grand vulgarisateur télévisuel de la musique classique à la BBC. Ils deviendront des amants comme seule l’acception classique peut définir : des êtres qui aiment et qui sont aimés en retour. Connaîtront la plénitude dans le secret, jamais la culpabilité. Viviane, dans ce train de la District line, se dit qu’ils incarnaient, puisque c’est le mot, le mythe d’Aristophane— je n’étais plus rien d’autre que sa partie manquante, et lui la mienne —mais elle ne peut rien en dire, à personne, doit se convaincre qu’elle fait le trajet pour un enterrement à la place d’une étreinte, un cercueil à la place de son lit, qu’elle aura passé sa vie à vouloir échapper à un amour trop grand pour eux pour finir emmurée, comme une nouvelle Antigone : je me sens comme une héroïne de tragédie grecque sans avoir l’étoffe pour le rôle . Elle remonte leurs étreintes, son emprise, s’apprête à croiser ceux et celles à qui il aura brisé le cœur ou le nez —il pratiquait la boxe— par sa gueule d’ange et sa candeur, son uppercut impeccable et son sexe majestueux. Mais elle ne les verra pas, et s’en réjouit : faute de place dans le chœur, le piano a été placé à côté de l’orgue, en haut. On ne la verra pas non plus, elle n'aura qu’à laisser la musique ruisseler. Viviane doit vivre la brutalité— j’ai laissé la bombe éclater en moi —d’un deuil qu’elle ne peut dire à personne, qui fait écho à celui qu’elle a vécu dix mois avant, quand sa fille Laura s’est tuée bêtement, en glissant dans sa douche, le 11 septembre 2001, laissant les images se confondre avec une autre tragédie. Elle doit faire face, également, à la honte— l’addition de nos fautes fait aussi le prix d’une vie —quand l’un des drames prend le pli sur l’autre, inconsciemment. Quel sens a le deuil d’une femme mûre pour son amant , quand elle a vécu la plus absolue des tragédies ? La voix de Laura s’efface petit à petit de sa mémoire, concède-t-elle ; si celle de James devait s’éloigner elle aussi, alors je saurai que la vie ne vaut pas d’être vécue . James est mort en provoquant le diable, en n’écoutant pas les apnées du sommeil qui se multipliaient, refusant de masquer son beau visage d’un appareil respiratoire. Combien de temps faut-il pour mourir ainsi, se demande celle qu’on affubla du surnom détesté de Greta Garbo du piano —qui pourtant puisa la force de son jeu et de son mystère dans ses amours clandestines ? Moins longtemps que l’Intermezzo en Si bémol qu’elle doit jouer pour lui. Dire que nos vies se jouent ainsi, en quelques secondes… Comme toujours chez Mattern, les récits s’entremêlent sans qu’il ait besoin de les traiter tous. Au pire, il en fera un autre livre, lui qui aime jongler avec les similitudes, dans les prénoms—Gabriel, le gendre français, qui repart avec Simon, son fils, une fois sa femme disparue—comme dans le jeu des origines, ici l’identité populaires de James, la façon dont il a dû s’en défaire. On note celui in abstentia de Sebastian, son documentaire sur le Septembre noir , ses voyages à Munich et en Israël, dont il est rentré différent , sans qu’on en sache plus. La façon dont il intervient in fine —je n’en dirai rien ici—pour une chute qui redéfinit tout ce qui a été dit auparavant. Cette femme en robe noire, condamnée à un deuil clandestin , se jure qu’elle ira une fois par an là où son amant se recueillait, sur les rives du Lac d’Annecy, retrouver les reflets du Lac bleu de Cézanne, cette toile qu’il chérissait. Qui lui revient quand elle voit celui entre Wimbledon Park et Southfields, dernier aperçu de la nature avant de traverser la Tamise . Et cette question, lancinante : puisque son corps disparaît, son esprit, en suis-je (encore) la gardienne ou n’existe-t-il simplement plus ? Le bleu du lac Jean Mattern Éditions Sabine Wespieser (2018)
par Yves Izard 23 sept., 2024
Et revoilà le Radeau de la Méduse qui ressurgit avec son cortège de fantasmes puisqu’on sait que les quinze qui en sont revenus ont mangé de l’homme pour survivre. C’est ce que dit le récit officiel de la tragédie, c’est aussi ce que la mère de Clarisse Griffon du Bellay lui racontait quand elle était petite. Car cette épopée est aussi une histoire de famille, puisque l’ancêtre est l’un des survivants du naufrage. Et que ce Jean Baptiste, depuis 1818, avait corrigé avec minutie ce récit, instaurant la tradition de transmettre son exemplaire ainsi annoté de père en fils. Dans ce récit à la première personne, Clarisse écrit d’abord que, petite fille, cette filiation trop déclinée était pour elle vide sens , jusqu’à ce jour où le livre est apparu sur la table de ses parents, jusqu'à ce déchirement dans ma vie . Brutalement, écrit l’étudiante en dessin, un mal-être à fondu sur moi . Pour conjurer l’angoisse, elle transforme sa chambre de bonne en atelier de sculpture : Je travaillais le plâtre direct. Je dormais dans du plâtre je mangeais du plâtre… cette crise d’adulte à finalement été ma chance . Une fois le livre entre ses mains, le récit s’est incarné en quelque sorte dans sa sculpture, dans le travail de Clarisse, narratrice et auteur. Le bois m’a ouvert un monde dont je ne suis plus jamais sortie. J'ai plongé dans la viande, dans les carcasses de Rungis. La viande comme le cœur de l’arbre mort qu'elle sculpte, découpe comme le font les survivants de La Méduse. Dans une sorte d'analyse de sa démarche, elle écrit en italique, ce rapport à la viande qui me parle de ma propre substance, m’en fait prendre la mesure, touche à l'intimité pure . En allant jusqu’à reconstruire un radeau, elle réussit à exorciser ses peurs car l’histoire du radeau les contient toutes. La mort me terrifie… comme mon ancêtre… Tout endurer. Se compromettre. Mais surtout ne pas mourir. Tuer s’il le faut, manger de l'homme s’il le faut . C’est aussi cela que son ancêtre a échoué à transmettre, par ce choix étrange que celui des annotations qui révèle par sa forme même le côté incommunicable de cette expérience . Car le récit officiel n'est qu’un récit politique au sens large, qui arrange les faits et protège les autorités. Ce drame n’aurait jamais dû se produire , c’est une suite d'incompétences, d’indifférence, d’oublis de précautions, d’erreurs, dont l’ancêtre n’avait rien pu dire. Encore fallait-il que ces annotations sortent de la famille, car elles exerçaient sur nous trop de pouvoir…ce sont d'abord les sculptures qui ont emporté avec elles notre histoire dans l'espace public et il a bien fallu se mettre à parler . Les mots sont désormais déposés partout ! je contemple ce livre comme une sculpture qui se termine. Ressacs Clarisse Griffon du Bellay Éditions Maurice Nadeau (2024)
par Claude Muslin 23 sept., 2024
« C’est un roman sur la perte et aussi le commencement » explique l’auteur. Et sur le démembrement, la fracture, la reconstruction. L’action se situe de nos jours, dans un village isolé face au Vercors. Hugo, un médecin citadin, las de la ville — le Covid ayant eu un rôle d’accélérateur, de révélateur d’un mal de vivre — décide de fuir Paris et de s’installer en zone rurale. Le hasard le conduit à Saint-Antoine l’Abbaye, près de St-Marcellin. Le hasard encore lui fait retrouver une ex-petite amie, Manon, séparée du père de son fils, Vadim dont elle a la garde. Le hasard fait bien les choses puisque ces deux-là, en manque d’amour, se retrouvent vite, s’installent ensemble dans la maison de Manon et s’accommodent d’une vie simple, proche de la nature. Le village est célèbre pour son ordre hospitalier qui rayonna sur toute l’Europe pendant le Moyen Âge. Les moines médecins soignaient les malades de l’ergotisme, sorte de peste avant la peste. Hugo est donc en terre familière. Étrange coïncidence puisqu’il a déserté la ville pour s’installer sur une terre foulée autrefois par Saint-Antoine l’Egyptien, le saint du désert dont les reliques sont précieusement gardées dans l’abbaye du village. Il ouvre un cabinet, réapprend à vivre, « J’aurais peur désormais de la ville et ses absurdités, sa démesure inhumaine » , soulage les patients plus qu’il ne les soigne : « En médecine, j’ai fait suffisamment de prescriptions pour savoir que l’ordonnance n’apporte pas la guérison. C’est une aide seulement, l’orientation, la possibilité d’un chemin pour le patient » . Et goûte à toutes les joies ordinaires qu’il avait oubliées comme l’alternance des saisons, les sonorités de la campagne, les silences, le bruit du vent, le chant des oiseaux ou le tintement d’une cloche d’église. L’auteur est d’abord musicien, ancien professeur au Conservatoire de Paris ; il a juste remplacé les notes par les mots. C’est dans une atmosphère sereine et calme que se fait un jour la rencontre entre Hugo et un pianiste libanais, Bechara El-Rihani. Elle va troubler sa quiétude nouvelle. Une amitié va naître. Ce musicien, personnage énigmatique, va lui demander l’improbable… Que je ne dévoilerai pas dans cette chronique. Entre la fragilité apparente du pianiste, le décalage entre sa délicatesse et l’âpreté de la vie rurale dans ce village presque montagnard, l’auteur, dans un décor rassurant, fait vibrer des personnages qui lui permettent, lui le mélomane, d’évoquer sa passion pour Pascal Quignard et Tous ses matins du monde, Jodri Savall et Marin Marais, entre autres. Le style est à l’image du roman. Sans fioritures ni effets. Avec juste une dose d’intrigue nécessaire à la construction du récit. Les chapitres Terre, Eau, Air, Feu, Ether donnent le ton. Et puis, belle résonance entre le nom du protagoniste, Hugo, et celui de Saint Hugues, dont la vie est préfacée par son secrétaire, en 1200, et rappelée en épigraphe du récit. Bruno Messina a été musicien intermittent du spectacle, puis professeur d’ethnomusicologie et directeur artistique de festivals. Il est l’auteur d’une biographie de Berlioz (2018) et d’un roman 33 feuillets (2022) chez Actes Sud. Feu saint Antoine Bruno Messina Éditions Actes Sud Collection Un endroit où aller
par Yves Izard 23 sept., 2024
Un homme est en train de couler doucement…au milieu des méduses , il ne se souvient pas de ce qui s’était passé, des images surgissent , des flashes désordonnés, fantasmagoriques. Il perd la notion du temps. Tu vas mourir noyé, voilà ce qui va se passer . Milo Malart commença à couler . C'est à travers ce cauchemar que nous découvrons notre inspecteur — héro de l’œuvre de Aro Sáïnz de la Maza — dans ce roman éponyme où sa situation paraît désespérée. Il y a pourtant quelque chose qui cloche, on n’arrive pas à y croire. Certes Malart reste introuvable, mais ce qui jette le trouble dans le GEHME, Groupe spécial d’homicides de la police de Catalogne, c‘est qu’au large des cotes barcelonaises un somptueux yacht vient d'être découvert dérivant sans équipage. Il traîne au bout de deux filins les cadavres de ses propriétaires. Un couple de la Jet Set locale, qui navigue pourtant en eaux troubles. En fait deux psychopathes à la perversité sans borne, accusés puis relaxés grâce à des preuves falsifiées. Ils hantent les nuits de l’inspecteur Malart qui, à l’insu de sa hiérarchie, les traque depuis des années. Pis, le bateau est saturé de l'ADN de l’inspecteur ! C’est ainsi que débute une course contre la montre pour sauver le soldat Malart, avant que ses ennemis ne le détruise. On a ici un concentré de ce que fait le mieux Aro Sáïnz de la Maza : la faculté donnée à ses personnages se mettre dans la peau d’un autre , à commencer par son Inspecteur le plus révolté d’Espagne, en guerre contre une société gangrenée par l’argent, le pouvoir et la corruption. Pour se sortir d'une situation impossible Malart joue ainsi une partie d’échecs mortifère contre un vaillant guerrier qui a tout perdu. À force d’introspection, l’inspecteur s’est mis dans la tête de Goran pour trouver sa corde sensible et l’affronter d’homme à homme avec cette ultime répartie désespérée comme le sont les chants les plus beaux: nous sommes tous comme la boule dans un flipper dit Malart. On va dans un sens et dans un autre, mais on finit toujours dans le trou. Tout le monde, toi et moi compris . Plus troublant, ce mimétisme contamine aussi ses coéquipiers qui finissent par adopter ses méthodes hors normes pour le retrouver et extirper du piège ce collègue que sa névrose obsessionnelle à mené au bord du précipice.  Comme la sous-inspectrice — appellation contrôlée ? — Rebeca Mercader si intrépide quand il s’agit de sauver Malart qu’elle gagne la réputation d’ avoir les ovaires bien accrochés . Plus déstabilisant encore quand le puzzle commence à prendre forme, souvent les mêmes questions viennent dans la tête des accusés comme des enquêteurs qui : la vengeance peut elle être là seule réponse possible comme réponse au viol ? Suis-je capable de tuer ? Il s’agit de comprendre comment et pourquoi les protagonistes ont agit de cette manière qui les place en porte-à-faux. Face aux coups tordus et à la merci d'une taupe, entre guerre des polices et l’intransigeance pas toujours innocente de l’appareil judiciaire, l’équipe sait qu'elle risque gros en voulant dévoiler une vérité que les puissants voulait faire taire. Et que tous les coups sont permis dans un monde où l’argent hurle, la richesse murmure comme le dit la sous-inspectrice Mercader. Malart Aro Sáinz de la Maza Éditions Actes Sud (Actes noirs 2024) Traduit de l’espagnol par Serge Mestre
par Laurent Cachard 22 sept., 2024
On retrouve dans les bains de Kiraly —rétroactivement, c’est un roman de 2008—ce qui fait la force et l’originalité des romans de Jean Mattern : contenir des pans entiers de l’Histoire (et son pendant, l’histoire familiale) en 120 pages, chez Sabine Wespieser. En suivant les révélations de Gabriel, le narrateur—on n’en connaît le prénom qu’au mitant du roman—dans une synagogue de Londres, qui lancent une construction cyclique du roman, l’emmène à présenter l’histoire d’amour absolue et évidente— deux êtres humains peuvent-ils reposer l’un dans l’autre ? —qu’il a vécue avec Laura, ses rires, ses passions, leur voyage à Amsterdam, son enthousiasme à elle devant les Tournesols de Van Gogh, son sang à lui qui se glace devant la ronde de nuit de Rembrandt, le souvenir du père à l’annonce de la mort accidentelle de sa fille. Sa sœur, Marianne. Il avait 10 ans, et l’incipit renvoie à la mécanique du corps , aux pas hébétés posés dans le cimetière en suivant le convoi, qu’il voudrait pouvoir revivre en pleine conscience. Laura lui a permis, dit-il, de sortir de la salle d’attente de sa propre vie , du moins le croit-il. Jusqu’à ce que son parcours—études brillantes (pour deux ?), fuite déguisée en Angleterre—le ramène à ses propres démons, la langue que chuchotaient ses parents, le fatum—Dieu a donné, Dieu a repris, les préceptes du père —que Léo, qu’il rencontre dans un cercle de lecture, va opposer à Mr Porree, spécialiste du Roi Lear . Les deux se lient d’une amitié indéfectible, et c’est dans la confession—par lettres, un temps où ils étaient éloignés l’un de l’autre—que Léo va trouver les mots que lui n’a jamais sus, traitant de la mort de Charlotte, sa sœur à lui, par méningite quand il avait 10 ans, également. Des lettres qui vont faire écho, dans le deuil impossible et l’isolement qu’il provoque, des confidences qui étaient autant de révélations sur (m)a propre histoire . Avec, pour mise en abyme, un film au ciné-club, vu ensemble, l’histoire d’une fratrie anéantie par la mort brutale du grand frère . Les répliques de cette mutation—ces changements soudains définis par Virilio—seront brutales, provoqueront la nécessité d’en savoir plus sur son identité réelle, à peine entraperçue par sa visite, un été, à l’oncle Jozsef (le même que dans les rives du Danube ?)—excentrique professeur d’histoire au Lycée Foch de Montpellier, qu’il n’aura pas eu le temps de vraiment connaître—son enfance en Hongrie, la tache aveugle de notre géographie familiale , souligne Gabriel. Lui-même est devenu un linguiste redoutable, habitué à ses grammaires intimes, qui trouvera chez M.Stobetzky, le libraire de Bar-sur-Aude (le village parental) les réponses qu’il comptait trouver dans la Bible, (mal)traduite de l’hébreu. C’est sur Thomas Mann que le libraire orientera ce gamin de 13-14 ans qui dévore 5 livres par semaine, en fera le futur traducteur de Tonio Krüger , du même auteur. Ce qui le mènera à Budapest, pour un colloque sur l’écrivain. Et là, au hasard d’une visite dans le cimetière Kerepesi, dans les allées, son regard se porte sur une tombe, celle de Kareth Roth, son grand-père. Lequel a bien été Juif pendant quelques semaines . Gabriel, dont les cauchemars récurrents le ramènent au trou béant avec, au fond, le cercueil de Marianne , vivra cette succession de révélations comme une libération doublée d’une damnation. Ira nager à chaque fois qu’on le mettra en face de ses choix ou de la paternité qui s’annonce à lui. Pour oublier que les bruits du cœur de son enfant , à l’échographie, se confondent avec l’écho des pelletées de terre qu’on a jetées sur le cercueil de sa sœur. Remontera l’écheveau jusqu’à cette impression, dans la synagogue de Budapest, de ne pas être là par hasard, d’être de retour . La narration se croise entre cette nécessité du passé et l’urgence du présent, leur incompatibilité, ces mensonges faits de silence et d’absence , dans son dictionnaireland de bureau. Il écrit à Léo, officiellement pour lui dire sa joie d’être bientôt père, mais lui avoue, dans le même temps—le courriel est reproduit in extenso dans le roman—que c’est lui, Léo, qui a trouvé dans les courriers qu’il lui envoyait, les mots pour dire comment on meurt , et, plus grave, qu’il ne sait pas dans quelle langue il lui faudra parler à son enfant . Il est devenu un spécialiste des mots, oui, mais des mots des autres , et l’aveu qu’il fait de ceux qu’il a volés à Léo—qui ont sans doute séduit sa femme, à distance—est un aveu terrible. Inextricable pour quelqu’un dont la quête—la voie/la voix—ne conduira qu’à la demande du Grand Pardon— même à Yom Kippour, un Juif n’est pas seul devant Dieu —pour ceux qu’il a abandonnés au nom de ceux qui l’ont laissé. C’est incroyable comme c’est facile de partir , se dit-il dans les bains turcs du grand hôtel Gellert, à Budapest. C’est sans doute beaucoup plus complexe de rester, oui. Encore faut-il avoir la notion du temps . NB : ce très beau roman est écrit sous l’égide de Jérémie , le livre de Franz Werfel que son oncle Jozsef lui a offert pour ses 13 ans. Une histoire qui fait lien entre le présent et la crise que traverse Clayton Jeeve, un jeune écrivain anglais dont la mort de sa femme, Leonora, a provoqué une dépression qui a tari sa créativité. Écoutons ce qu’en dit Bernard Bach, dans sa critique roman de la protestation ou le courage de la confiance (Germanica, 2002) : « Mais le mal dont souffre Clayton Jeeves n’est pas seulement conjoncturel, il est plus profond, il est existentiel : C’est l’angoisse du vide et de l’absurde qui paralyse son affirmation créatrice. Cela provoque chez lui un sentiment de séparation de lui-même d’avec l’ensemble de la réalité, un sentiment d’isolement du soi comme individu. Clayton Jeeves a comme l’impression d’avoir été attiré à Jérusalem contre son gré, en ce lieu mystérieux qu’il éprouve comme le centre du monde). Ce qu’il est venu chercher ou redécouvrir en ce lieu, même s’il n’en pas immédiatement conscience, c’est ce centre spirituel qu’il est en train de perdre et qui donnait une réponse, symbolique, à la question de la signification de l’existence et sur lequel peut s’appuyer l’affirmation créatrice de soi. Le voyage à Jérusalem exprime symboliquement la quête de ce centre essentiel susceptible de guérir Clayton de son mal existentiel » . Les bains de Kiraly Jean Mattern Éditions Sabine Wespieser (2008)
par Laurent Cachard 20 sept., 2024
Avec Kalach Mambo , Christophe Naigeon clot sa trilogie du Libéria en anamorphose, chacun des trois romans trouvant une répercussion dans les deux autres. Ici, il prend comme sujet l’histoire de Moses, Moe, devenu enfant-soldat suite au massacre de toute—du moins le croit-on—sa famille dans son village de Be Wani, pas un commando de femmes au service de Taylor, le président en place. Il a 32 ans quand il raconte, il en avait 7— le jour où je suis devenu le plus vieux de la famille —quand il a vu cette femme au sourire carnassier abattre son père, sa petite sœur, sa grand-mère, son grand-père aveugle et tous les autres sans une hésitation, cherchant jusqu’au bout quelqu’un—un rebelle ? Ils ne connaissaient même pas le terme—à tuer. Sans le voir lui, caché sous terre ou presque, à hauteur du pied de la Colonel, dont il ne verra que le collier de pied, en véritables dents humaines. Jusqu’à ce jour, j’ignorais la haine , confie-t-il, lui qui consacrera sa vie—en fait, 5 ans, à peine—à se venger. Entre temps, il est recueilli par le Colonel Mother-Blessing, celui qui épargne les mères, et deviendra un de ces smo’sodia (p’tits soldats), vite baptisé Hitler-Killer , un surnom auquel il ne comprend rien mais qu’il adopte : j’ai pris ça pour un encouragement . Il fait partie des 176 gamins dans l’escadron des Léopards, échappe, de par son très jeune âge, aux drogues que les plus âgés—20 ans, sans avenir—enquillent pour trouver un sens. Un jour, il sauve la vie de son colonel, devient son homme de confiance, toujours accompagné de sa Sister Beretta , son M12. Des ennemis, on n’avait que ça , comprend-il, dans ces milieux corrompus où les diamants font monter les têtes. Lui ne sait pas ce que c’est, pas plus que les femmes, il veut devenir un super soldat invincible, suit une initiation, inachevée, d’homme-léopard, un sujet avec lequel Naigeon finissait Libéria, le deuxième volume. Il apprendra à être invisible, sera envoyé pour arracher le cœur de l’ennemi, pour que son Général, Pepper & Salt, puisse le manger. La première fois qu’il voit une femme nue—du commando des Butt Naked—au bord de l’océan, lui qui n’a connu que la forêt ou presque, elle le braque de son AK-47, se déclare invincible, il la tue pourtant, simplement, dans cette guerre menée par des fous, entre des fous encouragés par des maîtres-fous. Ce sera sa 10 e victime, il se jure que ce sera la dernière. Sauf la Femme, qu’il lui faudra retrouver pour assouvir sa vengeance. Il a deux objectifs, Moe : la trouver, 5 ans après, et savoir lire et écrire. Pour ça, il doit rejoindre Monrovia, se fondre parmi les Libériens ; il connaîtra les affres des repentis, tuera de nouveau pour s’en sortir, suivra son instruction pas à Don Bosco, où il serait reconnu par d’autres enfants-soldats, mais à la Self School, où sa rencontre avec Ghankay va changer sa vie. Ainsi que l’arrivée, dans la ville, de Julien, un journaliste, suivi de Jipé, son preneur de son et ami. Les énonciations sont croisées, dans la deuxième partie du roman, Julien est intrigué par ce gamin jeune-vieux, croit l’amadouer en l’emmenant au cinéma, pour la première fois de sa vie, en lui offrant ses premières baskets, son premier restaurant et le maillot du Milan AC, club de l’icône locale—qui deviendra en 2017 président de son pays !—Georges Weah, premier Africain Ballon d’Or. Il est d’une intelligence brute, sans cultures, pense Julien de lui, il veut faire un film sur les gens d’ici, dans ce pays au nom usurpé, où mourir ou vivre n’est qu’une question de chance. Dans son reportage, Julien va rencontrer une escort-girl, Ophélia, dont l’histoire est mêlée à celle de son pays, un tenancier de restau qui rêve de redonner à son établissement, le Black Frog, ses heures passées de club de jazz. Ça tombe bien, Jipé—un Iggy Pop en moins destroy—le preneur de son, est un pianiste hors-pair, et les soirées qu’il anime sur le quart de queue sont si marquantes que Cook, le patron, rêve de le voir rester et reconstruire. Entre temps, le roman remonte le récit chaotique du Libéria, en guerre civile depuis 1980 et le coup d’État de Samuel Doe qui a tué de ses mains le président Tolbert, entraînant 15 années de conflit avant un cessez-le-feu, et celle, plus récente, de Moe, des trois armées en uniforme, qui s’arrangent des pillages et des tueurs, les laissant s’entretuer pour reprendre la main, après, entre ennemis. Parmi eux, une femme, mondaine ne jurant que par les séries télévisées américaines—K2000 ou Charlie’s Angel, son surnom—et couverte par l’ONU—n’est-ce pas qu’elle a reconnu que nous nous sommes bien comportés ?—redevient Colonel quand les choses se corsent, jubile et caresse sa tenue. Elle sera évidemment le lien manquant entre les histoires croisées, mais le lecteur devra savoir comment Moe est remonté jusqu’à elle, comment il a découvert la musique via Jipé, qui le verra vibrer sur Akhenaton comme jamais il n’a vibré. L’heureux lecteur verra également Julien et Sandra se tourner autour sur fond de Légende des Siècles , d’Amin Maalouf, de dédicaces perdues dans le vide—nous aurons été au moins poètes—et des femmes qu’on n’a pas su retenir et s’interrogera , lui aussi, sur le mobile, les explications, que l’histoire dans l’Histoire de Moe ne comble pas : retranscrire, traduite, révèle les lacunes d’un texte , écrit Naigeon, et le cinéma, la télévision, favorisent par le montage, la musique, les approximations, les mensonges par omission. Le cinéma n’est pas le monde réel mais les enfants qui n’ont vu de l’Amérique que ce qu’elle a de pire à montrer, croient en lui comme ils croient en Dieu. C’est un roman qui pourrait être sans issue si Christophe Naigeon ne lui en offrait une, en finale, en remontant à l’origine même du pays, de son idée, par une subtile anamorphose, disais-je, renvoyant, à la fin du 3 e volume, au 1 er . C’est malin, et ça répond à une gageure lancée en amont, au Black Frog Club, quand l’un des convives propose de faire un roman de ce maelstrom. Il en aura fallu trois. Kalach Mambo Christophe Naigeon Les presses de la cité (2024) Christophe Naigeon sera l’invité des Automn’Halles, le festival du livre de Sète, le samedi 28 septembre 2024, à 10h30, au Bar du Plateau. 
par Marie-Ange Hoffmann 17 sept., 2024
Voici un roman à la fois courageux et poignant qui, suite au scandale révélé dans les 10 dernières années du siècle dernier — donc histoire récente — connu sous la dénomination de L’affaire des enfants de la Creuse , met en scène une fratrie de quatre enfants âgés de 15 à 7 ans arrachés par la DASS à leur mère veuve, déracinés de leur patrie La Réunion, pour être emmenés en métropole où on leur fait miroiter un avenir meilleur. Il s’agissait de mettre en œuvre un plan d’aide aux agriculteurs souffrant de l’exode rural dans les régions de la France profonde. C’est avec les yeux des deux derniers enfants, Marie-Thérèse accompagnée de son petit frère Joseph, que l’autrice choisit de suivre leur parcours qui tourne vite au calvaire. Séparés du reste de la fratrie, les deux malheureux enfants se retrouvent à la merci d’un couple de fermiers sans scrupules dans un village de la Creuse, bien loin de la promesse de Paris et Notre-Dame — « C’est Notre-Dame de Paris… C’est magnifique là-bas. Tu verras. L’une des plus belles merveilles du monde ». Les enfants déchantent très vite : pas question d’école mais au menu quotidien figurent travail forcé, maltraitances de toutes sortes, coups, privations de nourriture, humiliations, etc. Leur identité leur est volée. « Nos prénoms changèrent soudainement. Un jour Joseph et Marie-Thérèse, l’autre Florent et Marie. Nous avions subi tant de bouleversements que ce n’en était même plus surprenant. Et donc ? Mon identité, à la manière d’un oignon, avait été épluchée, éraflée couche après couche au point qu’il ne me restait plus qu’un fragment de mon être, et ce fragment était Joseph ». Joseph, le frère, garçon fragile, sensible, que la sœur, forte, rebelle, finira par laisser à la ferme, mue par le désir impétueux de s’échapper et fuir le destin cruel qu’on leur avait imposé. Le récit passe de l’enfance d’esclaves à la ferme aux scènes de leur vie familiale à La Réunion qui, malgré la pauvreté, sont empreintes de joie et d’amour. Le récit alterne également la vision de l’enfant et celle de Marie-Thérèse vieillie et malade, revenant accompagnée de sa fille à La Réunion pour rendre hommage à son frère et à tous les enfants maltraités de la sorte. Joseph, le frère poète disparu mais bien présent à travers sa poésie à laquelle Marie-Thérèse redonne vie en offrant au monde son recueil Danse avec tes chaînes . L’autrice précise la référence à la citation de Nietzsche : « la liberté, c’est savoir danser avec ses chaînes » . Anaëlle Jonah est journaliste. Danse avec tes chaînes est son premier roman. Elle est invitée de notre festival et sera présente à la Nouvelle Librairie Sétoise pour une rencontre animée par Solène Dauge, vendredi 27 septembre à 17h. Danse avec tes chaînes Anaëlle Jonah Éditions Fayard 480 pages Parution : août 2024 ISBN : 97822137300350 Prix de vente : 22,90€
par Joanna Lens 12 sept., 2024
Publiée en 2012 aux éditions du Somnium, La Saison de la colère incarne pleinement le style caractéristique des novella de science-fiction de Claude Ecken. Voguant du concret scientifique à l’hypothétique ébranlement de notre société d’ici 50 ans, de métropoles au sommet des décisions planétaires à leurs répercussions dans les petites communes gardoises, l’auteur confronte son lecteur à son avenir imminent depuis son fauteuil bien ancré en 2024. Conscient des défis climatiques et prenant appui sur ses connaissances scientifiques, Claude Ecken s’attache à souligner les décalages persistants entre la méconsidération des enjeux écologiques et la plausible survenue de catastrophes naturelles et sociétales, telle que la submersion de la Camargue et la crise des réfugiés climatiques. Non seulement cette anticipation permet au lecteur de réviser sa réception de l’actualité mais elle le conduit également à une forme d’initiation à travers la découverte de soi, la gestion de ses sentiments et de son rapport à l’injustice. Tarek, adolescent gardois dont le père est ingénieur et spécialiste en solutions environnementales en vient à se rebeller contre la politique publique de la commune de Minaud alors qu’il constate la discrimination et l’injustice vécues par les réfugiés climatiques. Accompagnée par sa nouvelle amie Mirella, il s’échappe via le jeu vidéo dans un monde fictionnel où il lutte pour le climat. Une fine mise en abyme amenant le lecteur à reconsidérer son activisme en prévention de toute Saison de la colère . Lire Claude Ecken, c’est aussi s’interroger sur nos responsabilités envers les générations futures. L’indifférence face aux enjeux planétaires actuels est-elle la solution alors qu’ils bouleversent déjà nos modes de vie ? Raison et émotions forment ici un solide alliage permettant de s’interroger quant aux bouleversements climatiques, sociétaux, et par répercussion, psychologiques qui pourraient survenir dans un futur proche. Un avenir plus serein serait-il concevable pour le Gard et aussi le reste du monde ? La Saison de la colère Claude Ecken Édition Le Somnium 160 pages Parution : novembre 2012 (© 2008) ISBN : 978-2-918-696-100 Prix de vente : 11€
par Laurent Cachard 11 sept., 2024
Dans Festins secrets , sorti là aussi il y a bientôt vingt ans, Pierre Jourde entrecroise des histoires liées à un seul et même destin, celui d’un agrégé de Lettres stagiaire qui va connaître sa première affectation — à 1200€ — dans un collège prioritaire de Logres, dans le Nord. Une ville qui n’existe pas, dans la réalité, mais dont la sémantique — la géographie symbolique — n’échappe pas à l’aspirant-fonctionnaire, pour qui le premier trajet, déjà, est éloquent. Il croise, dans le compartiment, un vieil homme qui pourrait être son double, qui a enseigné là-bas, n’a jamais su en sortir mais y revient tout de même. Il en dresse un tableau apocalyptique, concentrationnaire, parle d’ une ville délétère qui, intimement, pue . Il l’avertit (à votre place, je fuirais tout de suite) puis se dissipe, laissant place à une famille de dégénérés qui ne fait que relever la lâcheté latente de l’homme — Gilles Saurat — qui prend sa mutation comme une semi-vérité sans fondement, voire l’opportunité de se débarrasser de la femme qu’il n’aime plus mais à qui il n’ose le dire. Ses premiers pas au collège Prévert sont l’occasion, pour Jourde, de dresser un portrait au vitriol des fossés entre réalité sociale et discours pédagogiste — entre sigles, acronymes, évaluations et propos sur l’inénarrable bienveillance. Son personnage, que le narrateur interpelle dans l’énonciation, croise des professeurs devenus de vieux acteurs oubliés par leur public, les corps tristes de vieux soutiers de la pédagogie. Tu as trouvé là ton enfer. Pour l’éternité , lui assène-t-on, alors qu’il croise Zablanski, le prof d’histoire, un Cioran des collèges qui lui décrit, avec cynisme et détachement, une apocalypse miniature . Il sera question, néanmoins, de violences permanentes — jusqu’au meurtre, dans la Cité voisine — de harcèlement, d’antisémitisme. Et de la cohabitation silencieuse de la plèbe et des notables de la ville, que Saurat rencontre chez sa logeuse, Mme Van Reeth, veuve d’un grand collectionneur qui fit des envieux et des jaloux, au point que sa noyade est restée un mystère, au même titre que son implication — à titre de témoin — dans l’Affaire des disparues de la Côte du Soleil. Il en faut peu pour que cette bourgeoisie, que Jourde traite à la Balzac — dans des scènes de dîners pour lesquels on le charge de faire l’homme de maison — attire la curiosité du personnage, fasciné par leur attraction pour le Mal, leur envie avouée de le réintroduire pour le neutraliser, pour cette ville qui, dit-on, se nourrit de fictions . Peu à peu, il va sortir, clandestinement, de l’espace qu’on lui a alloué, dans la maison, dans la forêt proche aussi, dans laquelle ses virées nocturnes l’emmènent à l’irréalité d’une présence dont il tombe amoureux, scénario étrangement prévu et retrouvé dans l’ordinateur de M. Van Reeth, écrit… trois ans avant qu’il arrive en ville. Comme s’il y avait une fatalité dans cette géhenne et qu’il n’y échappait pas. Un pandémonium , un dossier Gérien, une sirène dans la sylve cachée et le lien qui se fait entre toutes les histoires. Il n’y a pas d’autre vie que celle des nuits dans la forêt , se dit-il, au moment où sa propre réalité se joue, dans les couloirs d’une administration kafkaïenne ou dans les renoncements auxquels on le destine ( tu comprends vite que tu ne parviendras à rien enseigner ). On envisage les bacchanales des notables comme les sauvageries des enfants perdus, qui ne sauront jamais qui est Jean Bijoux — l’avatar de Sollers, vraisemblablement — mais regrettent collectivement qu’Hitler n’en ait eu que 6 millions. La fatalité qui colle aux victimes, au point qu’elles s’associent aux bourreaux pour s’acheter une paix sociale, est une des grandes pistes de réflexion du livre, qui n’en manque pas. La discussion, qui se poursuit au café, entre le prof d’histoire, Zablanski, et le jeune lettré encore idéaliste, résonne étrangement, vingt ans après, quand il est question des crimes d’honneur, des délits de fuite, des victimes de l’exclusion dont Z. dit qu’ils sont en fait les Dieux de leur famille, qui ont décrété que si le monde ne ressemble pas assez à Maman , alors il faut laver le sacrilège, à tout prix . La culture de l’excuse, évoquée via Hegel ou Girard, son bouc émissaire. On a eu la dureté dans des sociétés contraignantes, on a l’indulgence dans une société de liberté , assène l’historien, qui montre par l’exemple qu’il est désormais impossible d’emmener des élèves radicalisés visiter un mémorial de la déportation juive. Si les récits se croisent, dans la culture du secret des uns et l’acculturation de la masse des autres, c’est que Jourde veut montrer que les premiers — les maîtres, les favorisés — sont aussi morts que les autres, les asservis. Que Logres, qui porte bien son nom, est une ville-Moloch, qui retient son agent dès qu’il veut la quitter, et dont les habitants ne s’animent qu’en présence de celui qu’elle a accroché. Un piège, une plante carnivore , dit-on, sans qu’il en ressente, dans un premier temps, d’autre symptôme que l’innocuité de la pensée , quand la mort de sa mère, par exemple, l’emmène à se demander si elle a jamais existé. Les fantômes sur les faux quais de gare, lors du voyage initial, auraient dû l’avertir, mais c’est un voyage sans fin — sans heure d’arrivée non plus — qui engloutira sa thèse, repère ironique d’un ancien temps, lui a déjà échoué à faire l’écrivain . Les figures des repas chez Mme Van Reeth sont imbriquées l’une à l’autre par les histoires et les secrets, soigneusement consignés dans l’ordinateur du défunt, auxquels il faudra néanmoins accoler une réalité, que Saurat fuit de lui-même : il y retrouve la fille du train, l’ancien professeur, également, qu’on accusa de pédophilie. C’est l’âme noire de la ville que Van Reeth a consignée. La suite, la fin, l’analepse, appartiennent au roman lui-même : il convient de savoir si le supplicié s’en sort, s’il y a une issue dans ces enfers croisés. On peut se féliciter, à la lecture de cet ouvrage massif, dense, parfois délité, d’avoir vécu une première affectation plutôt tranquille, en 1993. Naïve, sans doute, sans conscience du zablanskisme , sur le seul terrain de l’Éducation Nationale, étrillée façon puzzle. Les âmes damnées des petites communes, pour autant, n’ont jamais été aussi actuelles, dans leurs agissements, leurs réseaux et leurs cadavres — réels ou pas — dans des placards qu’on n’en finit pas de fermer. Festins secrets Pierre Jourde Éditions L'esprit des péninsules (2005)
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