“À Islande !” de Ian Manook
Comme une gifle pour nous réveiller. D'entrée on plonge dans le poste d'équipage qui n'est qu'un trou sombre et puant, logé en pointe dans le bois de la proue. Une tanière. Un antre. C’est là que logent les marins, dans des niches en bois, des lits à la bretonne qu'ils partagent à deux à tour de rôle… le nez dans les viscères de morue… ces hommes-là ne se lavent que quand ils tombent à l'eau. Ainsi commence l’histoire d'une campagne de pêche à la morue en 1904 à Saint-Pierre et Miquelon qui n'a rien à envier à Germinal. C'est aussi cette année-là que la France républicaine et laïque a décidé de reprendre aux associations religieuses le soin des cinq mille forçats de la mer qu’elle envoie chaque année à Islande pour la grande pêche de la morue à cause de la religion catholique et ses 160 jours de jeûne où l'on ne peut pas manger de viande !
De Paimpol au petit port de Fáskrúdsfjördur va se jouer dans l'écriture magistrale de Ian Manook une tragédie populaire. Des destins vont se perdre ou se trouver sur cette île au climat monumental où Victor Hugo est convoqué par deux instituteurs amoureux comme un hommage aux marins sombrés dans les nuits noires. Entre les naufragés, Lequeré le marin aguerri avec dix campagnes à Islande, Kerano, le paysan maître d’école breton qui prend la mer qu'il déteste, à Marie, l'infirmière que le destin fait embarquer pour remplacer Soeur Élisabeth à la tête de la mission devenue hôpital sur cette terre hostile où Eilin, la jeune institutrice qui se sent colonisée par la France vont éclore des histoires d'amour croisées comme un kaléidoscope de Cupidon.
Mais on comprend vite que ce qui se joue est aussi très politique, que le coup de force des « autorités » françaises n’est qu’un leurre pour les pêcheurs. C'est ainsi que Eilin ridiculise cette fausse bonne conscience brandie par la France, alors qu’en dix ans ses marins ont pillé dans les eaux islandaises autant de poissons que nos propres pêcheurs en cent ans, et n'hésite pas à se moquer d'un marin avec sa pitance de quelques centaines de francs si tout va bien, alors que le reste n'est que profit pour l'armateur et le gouvernement. Lequeré courageux révolté, généreux, en prend même une leçon, tout comme comme Pierre Loti que Kerano descend de son piédestal avec ses « pêcheurs d'Islande » pour avoir participé à cette mascarade des héros de la mer, ces Bretons durs à la tâche et sa Paimpolaise.
Et Marie qui a le cran et le culot des innocents n'en revient pas quand elle doit visiter l’Hermine, la goélette 12 bis, comme un 13 caché, de Paimpol, en quarantaine pour une épidémie de typhoïde. Elle découvre alors les conditions ignobles de l’équipage dans leur merde et vomissures… car leurs vies comptent si peu pour l'armateur. Sa colère est trop forte pour la compassion au point de traiter un jeune marin émacié de bagnard et de le faire éclater en pleurs quand il réplique qu'il y a pire en Bretagne pour nos filles qui vont à Paris pour survivre. Le bagne c'est nos femmes qui sont payés à la sardine dans les usines. Quant au grand pardon, se fâche Lequeré, ce n'est pas parce qu’on a construit un oratoire temporaire entre les bassins de Paimpol, qu'on nous asperge au goupillon, qu'on chante des cantiques, qu'on nous fait porter une statue de Notre-Dame de Bonne Nouvelle, que ce pardon est le nôtre…c'est leur pardon, curé d'abord, maire d'abord, mais au fond ils sont là quand même pour défendre leur intérêt, religieux ou républicain, le pardon est pour donner bonne conscience à ceux qui restent à terre.
Ce roman de Ian Manook est implacable, ce qui n'empêche pas de lire des pages admirables quand sœur Elisabeth entraîne Lequeré dans cette chapelle aquatique dans la roche noire où l'eau chaude translucide, est bleutée comme un cristal pour lui offrir nue son amour, comme une fulgurance dans laquelle elle s’était retirée. Et ces mots comme une bouteille à la mer : Ne me trahissez pas, Lequeré, je vous en prie, pour vous je viens de renoncer à Dieu !
À Islande !
Ian Manook
Éditions Paulsen (2021)
Prix Compagnie des Pêches de Saint-Malo (2022)









