Le Nageur de Pierre Assouline pose d’emblée la question du genre (littéraire) de l’ouvrage. Une biographie d’Alfred Nakache, le crack de Constantine, une fiction dérivée de la petite histoire dans la grande, un réquisitoire contre une historicité qui omet trop souvent qu’on peut porter un de ses représentants aux nues avant de le vouer aux gémonies de l’inhumanité ? Mais le Nageur obéit à une construction cyclique : ça n’est que vers la fin du roman, quand Nakache, qui a survécu à un an à Auschwitz — quand tout détenu qui vit plus de six mois est un escroc car il vit aux dépends de ses camarades — et à une marche de la mort de 80h, se voit protégé, à Buchenwald, par la résistance clandestine des communistes et offrir un cahier sur lequel on lui demande d’écrire ses joies, ses peines, ses espoirs, ses pensées. Il y consigne le miracle d’être encore en vie mais se consacre très vite, en filigrane, à l’évocation de son éternel rival, désormais ennemi juré parce que responsable, dans l’ombre, de son arrestation, de sa déportation et, même s’il ne le sait pas encore quand il écrit son nom, de la mort de sa femme et de sa fille : Sigmaringen peut te protéger, s’adresse-t-il à lui, directement, si je te retrouve, je te tue. La même promesse qu’on retrouve au début du roman, en anaphore (trois occurrences), quand il le retrouve au hasard d’une compétition en Italie, sans le tuer. Pourtant, il lui en veut plus qu’aux Allemands, mais tant qu’il existe un doute, Artem — son surnom, l’énergie — ne se sent moralement pas le droit d’exécuter son dessein.
La morale, c’est une notion sur laquelle Assouline revient tout au long du roman, qui commence donc par l’Après-guerre, pour revenir sur l’Avant, quand le destin du jeune Nakache épouse (un homme, c’est sa ville) celui de Constantine, la ville des ponts, dans laquelle sa famille, des patriotes et républicains, suit le rythme de l’histoire, de celle qui précède — des 10 000 Juifs depuis l’exil de Babylone aux berbères judéisés — à celle qui se joue, du décret Durieux aux pogroms à venir, quand l’armée française brille de son absence. Le petit Alfred, dans l’insouciance antérieure, commence par ne pas savoir nager et avoir peur de l’eau, puis apprivoise l’élément d’une nage instinctive, primitive. Pas très orthodoxe mais qui le mène à cette éducation complète qui va lui permettre de nager, gagner, rêver peut-être. Dût-il pour cela quitter l’Algérie, la mère, la mer, écrit Assouline, qui pose une première analogie entre le poisson et le peuple juif. Dans un traité Kidouchin du Talmud, l’homme qui sait nager est actif, il se contrôle suffisamment pour refuser les tendances dans lesquelles le monde veut l’attirer. Quand il arrive à Janson, il rit, sourit, prend plaisir à nager, à sa bâtir un corps d’athlète, puisque le gamin s’est déjà identifié à celui d’un autre Alfred, Hajos, nageur juif médaillé aux JO d’Athènes en 1896. Après tout, Hollywood n’a-t-il pas fait d’un des plus grands habitués des couloirs son éternel Tarzan ? C’est à Paris qu’il va rencontrer Cartonnet, qui sera jusqu’au bout son contraire absolu. Tellement que l’auteur prévient, dans une mise en abyme : à croire qu’un romancier ou un scénariste les a inventés pour la dramaturgie. Tout les oppose : là où l’un est un dandy capricieux et narcissique, l’autre se reconnaît en tâcheron fait pour l’effort. Nakache n’est pas spectaculaire, élégant, comme peut l’être l’autre, mais il est mieux que ça, précise Assouline : il a de l’allure. Un terme à double sens pour signifier qu’à force d’efforts, il ira plus vite. Le battra plus d’une fois, mais pas tant que ça puisque Cartonnet aura marqué l’histoire de son sport par ses records, certes, mais aussi par sa façon, caractérielle, de refuser le combat. Les oppositions de genre ont toujours fondé la légende du sport, mais là, vite, c’est la réalité qui prend le dessus, le pogrom de Constantine, les 4 et 5 août 1934 — Alfred Nakache n’y était pas mais jamais il n’oubliera — l’avènement du IIIe Reich qui s’appuie sur les Jeux de Berlin pour montrer sa supériorité. Là où d’autres, précise l’auteur, rêvaient d’un nouvel homme juif, dans l’utopie sioniste. Un Muskeljudentum, un judaïsme du muscle. À Berlin, se pose la question d’y aller ou pas, le salut olympique de la délégation française assimilé à un acte de reddition, de capitulation ; la musique qui envahit le moindre des silences pour ne jamais douter de la victoire finale. Pour 1000 ans. Assouline rappelle l’immense réussite de l’organisation allemande, immortalisée par le film de Léni Riefenstahl, les Dieux du stade. Le parcours de la flamme, depuis Olympie, théâtralisé pour la première fois. Mais le vrai vainqueur de cette Olympiade, rappelle-t-il, c’est Adolf Hitler. Pendant qu’on défile, Dachau est ouvert depuis trois ans, les lois de Nuremberg sont en action depuis l’automne 1935 et les athlètes juifs allemands ont été interdits de compétition. En attendant qu’on en bannisse les autres. Assouline cite Confucius — après Héraclite — pour souligner que son Nakache nage pour exister souverainement, que pour l’instant, la seule guerre qu’il livre est celle, technique, qu’il fait à son rival. Le puriste contre le dissident. Pour l’instant, ils sont même partenaires en Équipe de France, quand il s’agit de battre les Allemands. Vers lesquels Cartonnet, mal élevé, finira par pencher, fasciné par le fascisme et par Doriot, le paradoxe du Front Populaire.
De 1938, l’histoire retiendra les accords de Munich, les tablettes sportives que Alfred Nakache est champion de France 100 et 200m nage libre, 200 brasse, et 4×200 puis 10×100 en relais. Que si la guerre éclate en septembre 1939, il y voit une revanche à prendre sur les JO. Mais tout s’enchaîne : il est obligé de se recenser comme Juif, est radié de l’Éducation Nationale ; le régime de Vichy se substitue aux accords Durieux et s’il trouve, à Toulouse, sous la direction d’un nouvel entraineur, sa propre écriture, sa musique intérieure, sa couleur, il doit vite se résoudre à lutter, rejoindre des réseaux secrets de résistance — la Main forte, et l’idée, née dès 1940 à Alger, d’une résistance juive pour lutter contre les pogroms — voire traverser les Pyrénées, un échec quand sa petite Alice met le groupe en danger. L’étau se resserre, la narration aussi : on retrouve la propagande de Radio Paris, les journaux de l’époque (l’Auto, Tous les Sports) qui font du sport une affaire d’État, la presse collabo qui précise qu’il s’agit tout de même d’un Juif. Qui plus est un Juif arabe. Nakache reste, nous dit-on, d’une lucidité sans faille, son incertain statut d’intouchable vacille et, même médaillé par le Maréchal, même défendu par l’archevêque, au nom de la morale (cinq rappels de la notion dans l’ouvrage), il n’est plus un nageur, mais un Juif, un déporté en sursis. Lequel tombe en décembre 1943, à 9h, quand on emmène le couple Nakache puis, après réflexion (sordide) leur petite fille, au siège de la Gestapo, où Alfred croit apercevoir les ombres de Cartonnet et d’un autre rival, Gibel. Le seul embêté à la Libération, mais disculpé par Nakache lui-même, au bénéfice du doute. Qui leur permettra de rester en vie quand il reviendra d’un Enfer (Dante n’avait rien vu) qui aura englouti Laure et Alice. On dit que les Allemands ne lui ont pas pardonné de continuer à battre les records de leurs nageurs. Alois Brunner proposera même de le libérer, mais lui seul : il aura tout sauf l’honneur d’une réponse. Les pages sur Auschwitz, le convoi 66 qui les y mène, la sélection à l’arrivée — Ne gardez pas la petite ! — l’humiliation de la tonte, du tatouage (matricule 17263, un numéro n’a pas de passé) obéissent à l’exercice de dire l’indicible — l’outre-monde — 4e référence à Kafka à l’appui (en comptant la mise en exergue) : rien de pire qu’un châtiment à la recherche de sa faute. Ce Babel à l’horizontal, ces hommes réifiés par les gardes, le temps qui se disloque et la mort omniprésente, soulageante. Nakache, après avoir connu le sort commun, sera privilégié, sous la protection de figures qui font encore autorité, là-bas, malgré leur origine. On ira jusqu’à le lui reprocher, après. À Auschwitz, on aime le sport — jusqu’au sadisme de la gymnastique punitive — surtout les boxeurs. Il y retrouve un nageur qui a la maladresse d’évoquer Cartonnet, puis se tait ; Young Perez, le boxeur de Tunis, que les Allemands affaiblissent avant de lui faire rencontrer leurs aryens de champions, à parfois 30kg de plus, mais qu’il mettra — tous — KO avant de succomber à la dernière marche (de la mort). Il ira même nager, clandestinement, dans le seul bassin, existant, là où des SS se sont amusés à lui faire ramener des clés ou un couteau, sous peine de mort : sa revanche sur l’avilissement, sa réhumanisation, lui qui rumine, heure après heure, ses victoires sur l’eau en se répétant Stehen, rester, survivre au tohu-bohu, comme un mantra. On croise Primo Levi en caméo : Assouline sait, en 2024, qu’on ne peut pas écrire sur Auschwitz, en tout cas jamais complètement. Seuls ceux qui y sont restés seraient autorisés. Mais on veut croire qu’on écrit encore sur Nakache pas seulement pour son histoire, mais aussi pour celle de ceux qu’il a perdus.
La dernière partie du roman, celle du retour — quand on l’a cru mort — et des règlements de compte ne manque pas d’ironie, ni de morale, puisque c’est, on l’a dit, le maître-mot du roman : c’est progressivement qu’il reviendra à la vie, qu’il doit recommencer à l’aube de ses 30 ans. Dans les bassins aussi, de façon inespérée, jusqu’à des titres au Championnat de France 1946, preuve de sa force et de sa resiliency, puisque la notion française n’existait pas. Il ira même aux JO de Londres, y fera ce qu’il peut, mais le résultat va bien au-delà : au champion succède le héros. À qui Marie Lopez, Mimi, une jeune Sétoise, redonnera même le sourire. Il l’épousera après avoir demandé l’autorisation aux parents de Laure, à l’image de son élégance et de sa rectitude. Il prendra sa retraite à Sète, sur la corniche, nagera tous les jours 1km jusqu’à ce qu’en août 83, dans sa Méditerranée… L’eau l’a donné, l’eau l’a repris. Il est enterré dans le carré juif du cimetière Le Py et je ne dirai rien de l’excipit, qui dit tout. J’ajouterai juste que dans sa construction en boucle, l’auteur rend à Sète la beauté (de l’âme) que Cartonnet a souillée un temps, avec son projet de joutes. Lui, l’âme damnée, est mort en 1967, enfin paraît-il, puisque la date reste incertaine, même officiellement : on croirait un personnage dont la trace se perdrait après des points de suspension, écrit l’auteur. On sait pourtant de qui la mémoire, la vraie, la juste, gardera la trace.
Le Nageur
Pierre Assouline
Éditions Gallimard (2023)
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