par Marie-Ange Hoffmann
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17 avril 2025
Qui se cache derrière ce perdant magnifique ? c’est la première question que le titre de ce roman, pour le coup magnifique, suscite. Il apparaît au début du livre, un homme fatigué qui semble au bout du rouleau. Il s’appelle Jacques, il rentre d’un séjour professionnel en Côte d’Ivoire chez lui, au Havre, où vivent sa femme et ses deux belles-filles, Anna et Irène. C’est à travers le regard et la voix d’Anna, la narratrice, que se dessine le portrait de son beau-père, que ressort le passé marqué par les vicissitudes d’une vie de famille recomposée. Jacques, parlons-en : figure aux facettes complexes et paradoxales à l’humeur fantasque, que l’on peut affubler d’une horde d’adjectifs contradictoires, car il est tout à la fois menteur, sincère, tyrannique, généreux, dépressif, rêveur, enthousiaste, dépensier, capricieux, noble, ridicule, bref, magnifique et pathétique. Dans sa folie, il provoque inconsciemment le malheur autour de lui. Il croit faire fortune en Afrique en s’accrochant à des affaires plus ou moins douteuses, mais il est incapable de gérer son argent, n’ayant aucune maîtrise des réalités matérielles et du présent. Elle —la mère— ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu'il aimait vraiment, celle où le présent n'avait aucune importance. Seul comptait le futur, l'utopie sans cesse réinventée, sans cesse prévisible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte. Que penser et comment réagir face à cet homme qui débarque peu avant Noël et tel un fou, achète un grand nombre de meubles chez un antiquaire—dont un bonheur-du-jour —(tout un programme !), faisant totalement fi de l’état précaire de ses finances ? il veut être le porteur de bonheur mais il plonge sa famille dans les tourments des dettes. Il ne s’arrête pas là, car par amour pour Irène qui aime comme lui la musique, il fait livrer sans prévenir un magnifique piano. Car Jacques a une affection infinie pour ses belles-filles, il leur donne des ailes : Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques, la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes. Il a une relation particulière avec Anna. Celle-ci raconte Je lui tenais compagnie, soir après soir. Je n’aurais pas supporter de rester dans ma chambre, sachant qu’il allait se réveiller dans le salon vide et commencer ses errances nocturnes . Nous avions toujours été les deux couche-tard de la maison. En même temps, Jacques pèse sur leurs vies— sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. Cependant, les deux sœurs trouvent leur force de résistance. Quand elles se retrouvent seules après le départ de leur mère pour rejoindre Jacques en Côte d’Ivoire, elles éprouvent l’étrange sentiment que nous formions un tout, une sorte de Trinité, décidant du sort de Jacques. Il avait beau imprimer sur nos vies, le chaos de ses décisions, nous nous sentions, d’une certaine manière, toutes puissantes, et peut-être l’étions-nous. L’autrice montre les difficultés à maintenir l’équilibre incertain d’une vie familiale confrontée à la précarité, à l’insécurité, aux assauts des huissiers, aux fantasmes du père, à son emprise sur la famille ; cette famille qui oscille entre la fascination et la répulsion, l’envie—ou est-ce le besoin ?—de croire au bonheur et la constatation de la triste réalité, la peur qui rôde et le désir de s’en sortir. Un sentiment ambivalent habite Anna ; elle balance entre la tendresse pour les moments joyeux et fantasques et l’inquiétude devant l’inconscience du beau-père, qui vit dans la démesure, qui est un perdant qui se voit gagnant. Quand Jacques est mort, sûrement ai-je éprouvé de la culpabilité… Mais ce n’est pas la culpabilité qui me fait écrire aujourd’hui, je crois. En tous cas pas celle-ci. Plutôt la culpabilité de l’avoir d’une certaine manière, abandonné, de ne pas lui avoir rendu justice, ou d’être restée du côté de ce qui était raisonnable, tandis qu’il ne vivait, lui, que dans la démesure. Anna est tiraillée entre la loyauté envers sa mère qui souffre et sa fascination pour Jacques. Ça va aller, c’était la seule phrase qui me venait à l’esprit, et je savais que je ne devais pas la prononcer. Prononcer cette phrase, c’était me débarrasser d’elle et de toute cette poisse, cette situation à laquelle je ne parvenais pas à m’intéresser vraiment et dont je ne mesurais pas la gravité. Comme Irène, au fond, j’étais secrètement soulagée que les meubles restent. Je me préoccupais de la réaction de Jacques. Revendre ces meubles, c’était le trahir. Pourtant c’était bien lui qui avait trahi ma mère en les achetant à crédit. Pourquoi est-ce que je n’en voulais pas à Jacques ? Pourquoi est-ce que j’attachais plus d’importance à sa déception, si les meubles étaient revendus, qu’au désespoir de ma mère devant le gouffre de leurs dettes ? L’écriture de Florence Seyvos est tout en nuances, en délicatesse, pour évoquer la fragilité mais aussi la force de la jeunesse, pour évoquer la musique de la mélancolie du temps passé. La musique est présente dans le livre ; on chante des chansons allemandes (seraient-elle nazies ?) mais aussi Bella Ciao , (c’est réconfortant !) ; on y écoute The Needle and the Damage Done de Neil Young. Florence Seyvos, tout en soulignant l’ambiguïté des sentiments, (on ne sait pas, tout comme Anna, si on doit retenir la face attachante du beau-père ou sa face toxique), réussit avec grand bonheur une peinture fine et subtile des complexités des relations humaines. Un perdant magnifique Florence Seyvos Éditions de l’Olivier (2025)