Avec Kalach Mambo, Christophe Naigeon clot sa trilogie du Libéria en anamorphose, chacun des trois romans trouvant une répercussion dans les deux autres. Ici, il prend comme sujet l’histoire de Moses, Moe, devenu enfant-soldat suite au massacre de toute—du moins le croit-on—sa famille dans son village de Be Wani, pas un commando de femmes au service de Taylor, le président en place. Il a 32 ans quand il raconte, il en avait 7—le jour où je suis devenu le plus vieux de la famille—quand il a vu cette femme au sourire carnassier abattre son père, sa petite sœur, sa grand-mère, son grand-père aveugle et tous les autres sans une hésitation, cherchant jusqu’au bout quelqu’un—un rebelle ? Ils ne connaissaient même pas le terme—à tuer.
Sans le voir lui, caché sous terre ou presque, à hauteur du pied de la Colonel, dont il ne verra que le collier de pied, en véritables dents humaines. Jusqu’à ce jour, j’ignorais la haine, confie-t-il, lui qui consacrera sa vie—en fait, 5 ans, à peine—à se venger. Entre temps, il est recueilli par le Colonel Mother-Blessing, celui qui épargne les mères, et deviendra un de ces smo’sodia (p’tits soldats), vite baptisé Hitler-Killer, un surnom auquel il ne comprend rien mais qu’il adopte : j’ai pris ça pour un encouragement. Il fait partie des 176 gamins dans l’escadron des Léopards, échappe, de par son très jeune âge, aux drogues que les plus âgés—20 ans, sans avenir—enquillent pour trouver un sens. Un jour, il sauve la vie de son colonel, devient son homme de confiance, toujours accompagné de sa Sister Beretta, son M12. Des ennemis, on n’avait que ça, comprend-il, dans ces milieux corrompus où les diamants font monter les têtes. Lui ne sait pas ce que c’est, pas plus que les femmes, il veut devenir un super soldat invincible, suit une initiation, inachevée, d’homme-léopard, un sujet avec lequel Naigeon finissait Libéria, le deuxième volume. Il apprendra à être invisible, sera envoyé pour arracher le cœur de l’ennemi, pour que son Général, Pepper & Salt, puisse le manger.
La première fois qu’il voit une femme nue—du commando des Butt Naked—au bord de l’océan, lui qui n’a connu que la forêt ou presque, elle le braque de son AK-47, se déclare invincible, il la tue pourtant, simplement, dans cette guerre menée par des fous, entre des fous encouragés par des maîtres-fous. Ce sera sa 10e victime, il se jure que ce sera la dernière. Sauf la Femme, qu’il lui faudra retrouver pour assouvir sa vengeance. Il a deux objectifs, Moe : la trouver, 5 ans après, et savoir lire et écrire. Pour ça, il doit rejoindre Monrovia, se fondre parmi les Libériens ; il connaîtra les affres des repentis, tuera de nouveau pour s’en sortir, suivra son instruction pas à Don Bosco, où il serait reconnu par d’autres enfants-soldats, mais à la Self School, où sa rencontre avec Ghankay va changer sa vie. Ainsi que l’arrivée, dans la ville, de Julien, un journaliste, suivi de Jipé, son preneur de son et ami. Les énonciations sont croisées, dans la deuxième partie du roman, Julien est intrigué par ce gamin jeune-vieux, croit l’amadouer en l’emmenant au cinéma, pour la première fois de sa vie, en lui offrant ses premières baskets, son premier restaurant et le maillot du Milan AC, club de l’icône locale—qui deviendra en 2017 président de son pays !—Georges Weah, premier Africain Ballon d’Or. Il est d’une intelligence brute, sans cultures, pense Julien de lui, il veut faire un film sur les gens d’ici, dans ce pays au nom usurpé, où mourir ou vivre n’est qu’une question de chance.
Dans son reportage, Julien va rencontrer une escort-girl, Ophélia, dont l’histoire est mêlée à celle de son pays, un tenancier de restau qui rêve de redonner à son établissement, le Black Frog, ses heures passées de club de jazz. Ça tombe bien, Jipé—un Iggy Pop en moins destroy—le preneur de son, est un pianiste hors-pair, et les soirées qu’il anime sur le quart de queue sont si marquantes que Cook, le patron, rêve de le voir rester et reconstruire. Entre temps, le roman remonte le récit chaotique du Libéria, en guerre civile depuis 1980 et le coup d’État de Samuel Doe qui a tué de ses mains le président Tolbert, entraînant 15 années de conflit avant un cessez-le-feu, et celle, plus récente, de Moe, des trois armées en uniforme, qui s’arrangent des pillages et des tueurs, les laissant s’entretuer pour reprendre la main, après, entre ennemis. Parmi eux, une femme, mondaine ne jurant que par les séries télévisées américaines—K2000 ou Charlie’s Angel, son surnom—et couverte par l’ONU—n’est-ce pas qu’elle a reconnu que nous nous sommes bien comportés ?—redevient Colonel quand les choses se corsent, jubile et caresse sa tenue. Elle sera évidemment le lien manquant entre les histoires croisées, mais le lecteur devra savoir comment Moe est remonté jusqu’à elle, comment il a découvert la musique via Jipé, qui le verra vibrer sur Akhenaton comme jamais il n’a vibré.
L’heureux lecteur verra également Julien et Sandra se tourner autour sur fond de Légende des Siècles, d’Amin Maalouf, de dédicaces perdues dans le vide—nous aurons été au moins poètes—et des femmes qu’on n’a pas su retenir et s’interrogera , lui aussi, sur le mobile, les explications, que l’histoire dans l’Histoire de Moe ne comble pas : retranscrire, traduite, révèle les lacunes d’un texte, écrit Naigeon, et le cinéma, la télévision, favorisent par le montage, la musique, les approximations, les mensonges par omission. Le cinéma n’est pas le monde réel mais les enfants qui n’ont vu de l’Amérique que ce qu’elle a de pire à montrer, croient en lui comme ils croient en Dieu. C’est un roman qui pourrait être sans issue si Christophe Naigeon ne lui en offrait une, en finale, en remontant à l’origine même du pays, de son idée, par une subtile anamorphose, disais-je, renvoyant, à la fin du 3e volume, au 1er. C’est malin, et ça répond à une gageure lancée en amont, au Black Frog Club, quand l’un des convives propose de faire un roman de ce maelstrom. Il en aura fallu trois.
Kalach Mambo
Christophe Naigeon
Les presses de la cité (2024)
Christophe Naigeon sera l’invité des Automn’Halles, le festival du livre de Sète, le samedi 28 septembre 2024, à 10h30, au Bar du Plateau.
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