Elle me tendit la main et je la pris. Comme ça, franchissant d'un seul pas d'insondables abîmes de conventions, d'empêchements de classe. Viola me tendit la main et je la pris, un exploit dont personne ne parla jamais, une révolution muette. Viola me tendit la main et je la pris, et c'est à cet instant précis que je devins sculpteur.
Un jour d’automne 1986 à l'abbaye de la Sacra, dans le piémont italien. Sur son lit de mort, veillé par les moines, un vieillard. Inerte, silencieux. Il respire encore mais chacun s'attend à l'advenue du dernier souffle. Pourtant, Mimo est mentalement très actif. Présent à lui-même. Il se souvient, il se raconte. Nous, lecteurs - confidents privilégiés - habitons sa pensée qui nous dévoile son monde intérieur et ses secrets les plus tus.
Long, très long récit, où l'art et la beauté croisent la scélératesse, qui dépeint les tiraillements entre ambition et intégrité, la différence assumée confrontée au conformisme subi. La fresque traverse trente ans, englobe les deux guerres mondiales et, puisque nous sommes en Italie, la période fasciste. L'alliance nauséabonde entre les grandes familles européennes, l’Église et l'Italie mussolinienne y est montrée à la loupe. Nous pénétrons à la fois les méandres de la société des puissants et la condition de celle de ceux qui la subissent. C'est dans ce contexte historique que Jean-Baptiste Andréa choisit de nous conter cette extra- ordinaire histoire d'amour.
Michelangelo Vitaliano – dit Mimo - est différent par nature. Il sait depuis sa naissance qu'il restera petit toute sa vie, très petit. C'est à seize ans qu'il rencontre Viola, en tombant du ciel – ou du moins en traversant le toit qu'il réparait au-dessus de sa chambre. De fait, il tombe dans son lit.
Elle me sourit, un sourire qui dura trente ans, au coin duquel je me suspendis pour franchir bien des gouffres. La fille pris une orange dans le bol et me la tendit.
Elle est la fille des Orsini, famille richissime, propriétaires des terres où Mimo travaille misérablement dans l'atelier d'un sculpteur ivrogne. Elle aussi est différente, par sa pensée critique, son attitude loin des codes familiaux, ses grandes aspirations, son mystère. Les deux jeunes ont le même âge et se découvrent des accointances particulières, assez radicales, loin du monde qui les entoure et dont ils se sentent étrangers, rejetés. Mimo admire Viola, Viola croit dans le talent de Mimo. Ensemble ils partagent des secrets dont celui – pas le moindre - de se fréquenter. Nous sommes en 1916, et le joug des principes les qualifie incompatibles par nature. Ainsi naît leur lien. Au-delà des codes et bravant les interdits. En cela, un fond politique est sous-jacent dès le début du livre, lequel prendra toute sa dimension au fil du récit.
Pietra d'Alba, Rome, Florence. Trois lieux de vie, tel un triptyque, pour le grand petit homme. Sa blessure originelle, sa faille, conséquences d'une classe sociale pauvre et de son apparence physique, lui feront frôler la déchéance ou, du moins, connaître les bas-fonds. Mais ces mêmes failles, associées à la chance et à la conscience de son talent de sculpteur le hisseront au sommet de la notoriété. Il est tout d'abord porté, appuyé, financé par la famille Orsini et par l’Église catholique. Sa soif de reconnaissance – lui le pauvre, lui le nain – fait que son succès l'enivre. Il le vit comme une revanche. Son ambition le rend aveugle – et même volontairement aveugle, pourrait-on dire – face à aux alléchantes propositions du régime fasciste. Il répond ainsi à des commandes au service de la construction d'une Italie de la force, de l'Homme nouveau. L'argent, la considération et l'ascension sociale l'éblouissent. Et quand on lui fait remarquer qu'il vend son âme au diable, il s'en défend maladroitement, disant qu'il ne fait pas de politique.
Viola, en revanche, qui a pourtant beaucoup changé avec les années, Viola qui s'est apparemment pliée aux codes des Orsini, Viola qui s'est mariée, Viola - elle - conservera au fond d'elle-même les valeurs qui ont fondé sa différence. Alors que Mimo, année après année, lui reproche naïvement ce qu'il croit être un renoncement à ses rêves, c'est elle qui saura induire chez lui une profonde prise de conscience et permettre à cet artiste de renom vendu au régime fasciste de réagir par un coup d'éclat et d'agir enfin avec panache et dignité.
Une rédemption, une renaissance.
Femme mariée par intérêt familial, elle n'avait pas pu donner la vie.
En accouchant l'esprit de Mimo, Viola enfantera l'intégrité, le courage, la justice.
En cela, Mimo et Viola sont deux artistes, liés à jamais. L'un sculpte la pierre, l'autre la psyché.
En cela, ce livre est celui d'une amitié écharnée qui revêt l'étoffe du très grand amour et de l'élévation.
L'œuvre de l'un s'accouplant avec celle de l'autre.
Pour la Beauté.
Cette Beauté sur laquelle il nous faut veiller – aujourd'hui – avec précaution.
Veiller sur elle, oui... si nous voulons la préserver, si nous ne voulons pas la voir s'éteindre ou se désintégrer sous le poids de l'injustice, des abus de pouvoir, de l'indignité, sous l'écroulement des valeurs qui fondent notre condition humaine.
Cette Beauté qui est elle-même éveil de l'esprit et du cœur.
Cette Beauté qui est bienveillance.
Cette Beauté du monde contenue dans un visage, une Pietà.
Cette Beauté, telle une étoile solitaire - mais si lumineuse et ardente - dans la noirceur d'un ciel où tout s'est éteint, et qui nous crie : réveillez-vous !
Veiller sur elle
Jean-Baptiste Andrea
Prix Goncourt 2023
Éditions L’iconoclaste
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