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“Deux litres et demi” de Julien Jouanneau

Claude Muslin • 12 février 2025
« La déflagration a mâché les morts et les décombres ». Jules Récarte, 17 ans, coincé au fond d’un cratère géant après l’explosion d’un obus dans l’enfer d’un champ de bataille de la Meuse ; nous sommes en 1916, le 14 juillet et c’est la canicule.

Dans « Robinson Crusoë » ou « Seul au monde » les héros, en s’ingéniant à fabriquer des kits de survie, accomplissent des prouesses. Ainsi Jules Récarte. Qui refuse de mourir si jeune, bêtement, pour rien. « À cet âge, je devrais courir et contester, rire et rêver, découvrir et danser ». Je suis parti, parce que je croyais revenir vite et triomphal au bout d’une semaine ». C’était avant sa rencontre avec le commandant Machin dont « la bêtise n’a d’égale que l’incompétence », avant que le conflit mondial ne s’enlise.

Donc il est au fond du trou. Blessé. La beauté du monde au-dessus de sa tête. Son horizon, « un ciel de satin roux surmonte le clair-obscur de l’arène », « des bris de nuages émaillent l’aube » « le soir bleuté réduit la nuit ». Ses repères, la rose des vent créée avec un sceau, une feuille lisse, une aiguille frottée contre ses cheveux, magnétisée. Ses ennemis, les charognards, les vautours dont les chairs abandonnées servent de festin. « En surprise du chef, moi, juste en bas, une pièce de premier choix, vivante et seule, qui cuit au sein d’un brasero ». Ses amis, sa musette, celle des morts, les gourdes encore gonflées, les trousses de survie. Ses rêves, hallucinations plutôt quand Jeanne s’installe dans sa robe légère au bord du cratère, ses jambes blanches et fraîches défient les pics de sédiment. 

Il y a un paradoxe dans cette histoire, c’est l’extrême envie de lire, d’une traite, la description de
l’enfer. Poétique et crue. « Une grappe d’étoiles, encore attachées à l’aube, émet leur dernier éclat puis se dissipe ». Il (le vautour) reparaît, un lambeau qui pendouille à la mandibule inférieure et les ailes cambrées d’extase. « Le charme des boyaux marécageux, sur lesquels flottent des tibias ».

 Ce roman noir est un thriller ou une tragédie grecque ou les deux. Il y a l’unité de lieu, d’action, et la mesure du temps qui passe avec la dosette d’eau qui diminue de jour en jour : deux litres et demi – un litre quarante – un litre ; puis quatre-vingt-deux centilitres – soixante-dix … - soixante-trois … cinquante …

Comme dans le roman de Dino Buzatti le Désert des tartares, le temps se traîne et l’espoir diminue. Les chapitres s’égrène au rythme de la ration qui baisse. Et puis, la question : vivra – vivra pas ?

Je vous invite à découvrir cette pépite littéraire du romancier Julien Jouanneau qui a publié trois romans chez Flammarion, aux Editions de l’Aube et Chez Rivages, entre 2014 et 2019.

Deux litres et demi
Julien Jouanneau
Éditions Mautice Nadeau (2025)
par Yves Izard 23 février 2025
Enfin Alice est là où elle a toujours voulu être , à Beyrouth. D’abord dans les bars où elle boit des doudou , pleins de Vodka dans un pays inconnu , seule avec le journalisme comme unique passion ; en stage à Beyrouth où on danse sur des tombes … comme lui dit son mentor Paul, vétéran de la guerre du Liban. Alors Alice danse avec ses cheveux longs sur « let it ….crash » . Elle parcourt Beyrouth la festive, Beyrouth la clinquante, Beyrouth la communauté, Beyrouth la guerre … Mais quand elle marche dans les rues, elle se sent extérieure à la scène , cette ligne verte entre chrétiens et musulmans ! Il faudra qu’elle tombe sur Hussein qui lui lance : Alors, tu l’as trouvée ta guerre ? Je te la souhaite , poursuit le barman, qui lui confie mine de rien être tombé amoureux d’une chrétienne , et que sa famille ne le veut pas, comme une illustration de la guerre dans tous ses silences . Mais Alice n’entend pas, elle ne croit pas à l’amour et quand elle rentre à Paris pour le mariage de son amie May, elle trouve que tout est ennuyeux, la bague à trouver, sa robe de mariée, les derniers ragots, ses copines qui parlent de ce qu’elle déteste . Inadaptée à la vie ordinaire, comme les routards des années soixante-dix, quand on revenait d’Afghanistan pareil à un voyage initiatique, mais un peu trop jeune pour se prendre pour Kessel. Mais fin 2010, quand arrivent les printemps arabes , et que, malgré le soutien de la France , Ben Ali tombe le 11 janvier, c’est trop tôt pour Alice qui trépigne toujours à Paris. Quand le 25 c’est Le Caire qui tremble à son tour et que L’histoire est en train de s’écrire, elle veut la raconter . Fascinée par les images de cette marée humaine qui envahit la place Tahrir , elle décide de partir sans le soutient d'aucun media. Comme elle parle assez bien l’arabe, elle trouve des complicités dans la lutte , elle dort peu, travaille dans l'urgence jusqu’à ce que Moubarak dégage le 11 février. Au bar habituel Hurreya liberté, elle retrouve la presse internationale et Bassem, respecté dans le milieu, qui remarque cette beauté et ses articles avec ce regard particulier que porte Alice. Enfin elle est lancée et les commandes se multiplient . Mais la situation se durcit et pour conceptualiser ses personnages comme lui conseille Bassem, elle va devoir tailler son chemin à la machette du regard. Il faut couvrir vite militaires, islamistes, révolutionnaires dans la folie du Caire. On est entraîné dans cet engrenage irrésistible que connaissent bien les reporters, sourds aux critiques de ceux qui n’ont pas connu ces montées d'adrénaline. Que peut-elle répondre à cette femme voilée qui lui demande « mais pourquoi travailler dans des endroits aussi durs ? » Alice est sur un nuage, ses papiers sont remarqués, jusqu’'à Paris au 61 rue de Crimée, la Mecque des journalistes internationaux où elle va croiser un Prix Albert Londres. Le retour au Caire est pourtant brutal ; La police traque les journalistes qui se font plus rares car les occidentaux cherchent d’abord les prix ironise Bassem. Alice décroche tout de même des articles dans un grand journal au nez et à la barbe des autres qui ont fait science Po , mais elle va aussi découvrir la vraie bataille dangereuse, l’émeute et la peur sous les grenades lacrymo puis l’armée qui tire à balles réelles : 10 morts et 300 blessés près de la place Tahir . La fête comme thérapie et l’amour avec Bassem sur la terrasse face au Nil en prélude aux opérations dangereuses vont bientôt marquer la fin d'un cycle. Si les plus engagés, comme les graffeurs peignent sur les murs les figures des martyrs du 19 novembre, pour laver le sang comme ils disent, d’autres comme Yasmine veulent quitter le pays… qui y croît encore ? Alors, quand sa rédaction lui propose d’aller en Syrie, elle accepte, sauf que Bassem renonce au dernier moment. Elle partira in extremis avec un jeune cameraman pour se retrouver en juillet 2012 sous les bombardements d’Alep . Et c’est comme une page blanche qui s’ouvre dans ce roman. Un vide de 6 mois pour retrouver Alice, évanouie sur un trottoir de Paris ! Le premier regard qu’elle croise est juvénile, celui d’Ilyes, un réfugié qui vient de débarquer à Paris, dort dehors et qui lui demande en arabe si elle peut l’emmener voir la Tour Eiffel . Dans son sac d’où se déversent des pièces de monnaie libanaises et les vielles cartes SIM, elle se demande pourquoi elle était partie, prise au jeu du voyage et du hasard. Ilyes lui raconte que pour la première fois, il a eu envie d’être à Oran, chez lui. Il y a sept ans, sur Facebook, il avait suivi une page qui s’appelait « Europe continent de rêve » . Alice sait juste que son père aussi est algérien, lui aussi d’Oran, mais elle ne sait pas où il est né . Et qu’elle s’était éloignée de tous ceux qu’elle aimait. Deux destins tragiques que leur rencontre pourrait sauver ? Mars 2013, Paris, Ilyes sourit aux Parisiens tristes qui se défient de ce jeune mal rasé dans sa doudoune noire . Alice qui s’enfonce dans sa dépression s’engueule avec sa mère qui veut que sa fille ait un appart, un mari et un emploi stable… Elle pense à Bassem. Mais elle n'éprouve plus désirs, pense au soleil d’Alep… mais, depuis son retour, regarder les info la terrifie. À quoi ont servi ses articles, à rassurer les gens dans leur quiétude ? Dans un sursaut elle décide de repartir en Algérie. Elle tente de persuader son ancien rédacteur en chef que quelque chose va se produire alors que Bouteflika est en sursis , elle évoque pour la première fois son père qui vient d’Oran et que de toute façon , elle a besoin d'y aller . Ce n'est plus une fuite, c'est le pari de trouver un sens à sa vie et comprendre pourquoi l'Algérie était l’invitée mystérieuse de leurs rassemblements de famille alors que personne n’y était jamais retournée depuis sa naissance, pourquoi la France était leur pays et l’Algérie leur paradis ? Sans s’en douter, une autre mission va s'imposer à elle, comme une réponse au sens de sa fuite, comme une réponse au souhait d'Ilyes : j’espère que tu trouveras ce que tu cherches en Algérie . Le sens de la fuite Hajar Azell Éditions Gallimard (2025)
par Marie-Ange Hoffmann 21 février 2025
Ceux du lac, ce sont les membres d’une famille tzigane roumaine — les Serban — Il y a les cinq frères et la petite sœur, le père veuf de « Petite-Mère », la tante et Moroï le chien. Ils se sont installés dans une cabane au bord d’un lac non loin de Bucarest. Pêchant et chassant, ils vivent libres et en symbiose avec la nature, « une vie choisie, défendue, voulue ainsi, âpre et sauvage, parfois féroce ». À la première page du roman, on fait la connaissance de Sasho, l’aîné des frères, immergé dans l’eau tel un poisson. « De loin, on aurait pu croire que c’était un chien. Une masse sombre. Une tête émergeant au ras de l’eau, mais pas une tête entière, seulement un crâne, ou plus exactement l’arrière d’un crâne couvert d’une toison noire ; et la toison noire flottait sur un large cercle tronqué par les courants et elle paraissait démesurée par rapport à la taille du crâne ». L’amour que ces humains vouent à la liberté et l’attachement à la terre, à leur terre, vont être brutalement mis à mal par l’injonction de la part des autorités locales de quitter les lieux au motif de créer une réserve naturelle. « Un grand projet, oui, l’Europe, comme on vous l’a déjà dit, monsieur Șerban, l’Europe sera de la partie, il faut bien financer ! Des sentiers pour les piétons et un long circuit praticable à vélo avec des postes d’observation. On pourra accueillir des enfants, des touristes, tout ça aux portes de Bucarest, un modèle de réserve naturelle urbaine aux yeux du monde. Bien sûr, il faudra détruire la cabane et déménager, la faune a besoin de calme pour se reproduire, et il faut bien rendre tout ça parfaitement propre, vous comprenez, monsieur Șerban, vous comprenez ? » On leur promet un logement en ville, une vie décente, la scolarisation des enfants. Ils se retrouvent dans un HLM du quartier misérable de Ferentari de Bucarest. C’est tout un équilibre et un mode de vie qui seront totalement bouleversés. Alors que « Lever les yeux sur ce qui l’entourait suffisait à rassasier son désir d’être au monde » , qu’il vivait comme un poisson dans l’eau, Sasho en est réduit maintenant à reproduire le mouvement de la nage à plat ventre sur deux chaises. L’adaptation semble impossible. Comment vont-ils s’en sortir, trouver la force et les ressources pour se réinventer une vie nouvelle ? S’inspirant d’une histoire vraie, Corinne Royer dénonce les préjugés à l’encontre des Tsiganes, la pratique de la dépossession arbitraire, les mirages de la modernité et le poids des traditions. L’écriture, parfois réaliste, souvent poétique, est habitée par la ferveur, d’une grâce et d’une vitalité étonnantes. Corinne Royer est convaincue de la symbiose des humains avec la nature. Cette idée de symbiose entre des éléments différents qui se nourrissent l’un l’autre est révélatrice dans la structure du roman, imbriquant à la prose du récit les intermèdes poétiques écrits par Sasho dans un train, mêlant les faits et les rêves, le merveilleux et le sordide, l’histoire politique d’un pays et son imaginaire. Un hymne bouleversant et sincère au respect de la nature et de la dignité humaine. « De ceux du lac, je suis. Le delta urbain, disent-ils d'un air important, d'un air de savant — ils savent faire bonne fortune sur le dos du delta — ils savent faire bonne fortune sur le dos des oiseaux, des reptiles, des mammifères. Bonne fortune sur le dos de la rivière Dâmbovita, bonne fortune sur le dos du lac Văcărești. Une des plus grandes réserves naturelles urbaines de toute l'Europe, disent-ils. Parce qu'ils en sont, à présent, de l'Europe, pas peu fiers. Bonne fortune sur le dos des enfants dont je suis — de ceux du lac ». Ceux du lac Corinne Royer Éditions Le Seuil (2024), 288 p.
par Marie-Ange Hoffmann 18 février 2025
Il faut l’affirmer haut et fort : l’expérience de lecture des romans de Marie Redonnet est inoubliable, tant l’écrivaine réussit à nous immerger dans des mondes où la dureté de la réalité et la magie créatrice de la fable fusionnent, « dans des mondes qui résonnent, offrant un miroir sur la réalité incertaine de nos propres existences ». Remercions les éditions Le Tripode d’avoir rassemblé en 2017 sous le titre Les Héritières trois romans de Marie Redonnet parus initialement aux éditions de Minuit en 1986/87, où nous suivons le destin de « Trois femmes déviantes, trois héritières soumises au poids du passé, trois héroïnes surgies de mondes au bord de l’implosion et luttant pour exister » . Avec Port l’Étoile , dernier roman d’une nouvelle trilogie composée de La femme au colt 45 (2016) et Trio pour un monde égaré (2018), nous retrouvons des êtres en perdition et en lutte pour se reconstruire face à une violence toujours latente. Port l’Étoile, ville refuge, que la narratrice Maria choisit pour y refaire une vie meilleure avec l’homme qu’elle aime. Rien de précis n’est dévoilé sur le passé de Maria, femme d’un âge mûr, mais on comprend qu’elle cherche à renaître. Au contact avec d’autres êtres exilés qu’elle rencontre dans le quartier de Bois-Dormant — nom qui sent bon la douceur d’un accueil — elle va connaître la solidarité, l’espérance d’une vie meilleure. Tous sont logés à la même enseigne et veulent en découdre avec les injustices et les mauvais coups du sort. « Ils portent le poids de leur ancienne vie. Ils cherchent à se trouver une place à Port l’Étoile. Ils ne savent pas s’ils vont réussir… Commencer une nouvelle vie dans une ville inconnue est difficile. » L’adaptation ne se fera pas sans mal, ils vivront des échecs, des moments d’accablement, confrontés à la violence des autorités politiques, de la spéculation immobilière, de l’hostilité des habitants. Le sentiment d’exil généralisé s’accroit. Mais il n’y a décidément pas de message désespéré dans ce livre, dans la mesure où les personnages se révoltent, s’obstinant à ne pas se laisser abattre. Ils trouvent en eux des ressources d’énergie qui les font se dresser contre l’adversité et finir par vaincre. Le saccage des fêtes et des concerts qu’ils organisent, la destruction des biens et des lieux de culture qu’ils créent envers et contre tout, ces actions punitives orchestrées par les « puissants » du moment, au lieu de les anéantir, stimulent leur volonté de résister et de se réinventer. C’est ainsi que les personnages progressent lentement vers une métamorphose, animés par une force intérieure. Certains jouent un instrument — flûte, darbouka, accordéon, oud — d’autres chantent. La musique est un catalyseur à la lutte, à la vie tout simplement : « Si Bobby — le joueur de flûte — a en lui cette force et cette confiance en la vie, il le doit… aussi à son grand-père qui lui a transmis sa flûte et au don qu’il a pour en jouer » . Pour Maria, qui essaie de trouver ses marques dans cette nouvelle ville, écrire est le salut : « Je ne peux partager mes émotions avec personne, alors je les note sur un carnet. Je trouver en l’écriture un repère et un point d’ancrage qui m’amarre solidement à Port l’Étoile. Elle me donne la force, toujours menacée de défaillance, d’y commencer une nouvelle vie » . L’écriture du récit est, bien que simple, d’une grande puissance évocatrice ; les phrases sont courtes, sans fioritures superflues. Elles se déroulent en plans séquences — comme au cinéma — dans lesquels l’autrice fait ressortir l’importance des lieux auxquels elle donne un sens quasiment mythique : l’ancien cimetière situé sur une île qu’un passeur dessert ; le Musée du cinéma, accessible par un funiculaire menant au quartier du vieux château ; La Sirène , le bar à alcool où on essaie d’oublier l’écrasante chaleur , auquel succède La Baleine, une brasserie modern style aux prix exorbitants et Le Lavoir , où Olga la patronne ne sert pas d’alcool et où Maria trouve la sérénité pour écrire ; le conservatoire de musique ; la librairie La Lucarne qui accueille les habitants du Bois Dormant : « Il y a un petit salon au fond de la librairie où l’on peut boire un café en lisant des livres, il n’est pas obligatoire de les acheter » . L’autrice rend un hommage à la littérature : « Sans la littérature et toute son histoire, que deviendrait ce monde affolé et égaré qui ne ressemble plus en rien à ce qu’il a été ? » Marie Redonnet livre ici un très beau portrait de femme en lutte et le lecteur n’est pas loin de penser à l’analogie des deux prénoms Marie et Maria : « Mes certitudes vacillent. Tout est à reconstruire, autrement. Ici à Port l’Étoile, ville inconnue, ville étrangère, j’ai à faire mes preuves, toute seule. Ce que je désire, c’est à moi de le réaliser. Ce que je veux être, c’est à moi de le devenir. » Port l’Étoile Marie Redonnet Éditions Le Tripode (2025), 192 p.
par Florence Monferran 14 février 2025
À la croisée du vin et de la littérature D’une lignée vigneronne, Christine Campadieu a longtemps été à la tête du Domaine de la Tour Vieille à Collioure (Pyrénées-Orientales). Rien ne la prédestinait à écrire, si ce n’est une rencontre, celle de l’auteur américain Jim Harrison, fan de ses vins, qu’elle visite dans sa propriété dans l’Arizona. Conjonction des grands espaces de l’ouest des États-Unis et de ses « grands espaces intérieurs » qui s’ouvrent dans un moment particulier de sa propre vie, débutent alors plus de dix ans de compagnonnage. Elle nous en livre un récit non linéaire, comme une réminiscence qui suit son fil intérieur. Jim Harrison a entrepris un pèlerinage sur la tombe de ses grands auteurs admirés, à commencer par Guillaume Apollinaire. Puis il poursuit sa route mémorielle en compagnie de Christine, tour à tour guide, traductrice, secrétaire, témoin de son quotidien et de sa création. Ils se retrouvent à Collioure, dans les pas du poète Antonio Machado, qui y est mort d’épuisement en 1939. Jim Harrison part en quête de sa sacoche perdue, qui contenait ses derniers écrits. Alors que Christine Campadieu part en quête d’elle-même : « Tout le monde s’inquiétait alors que je ressentais une liberté nouvelle qui poussait ». A Séville, sur les bords du Guadalquivir « berceau des poètes » il rejoint Machado et Federico Garcia Lorca. Le périple se poursuit à Grenade, où Garcia Lorca fut assassiné. Jim Harrison refuse de dormir dans la chambre d’hôtel qu’il occupait parce qu’elle « était hantée. Même le vin que je transportais était hanté. L’Espagne ne s’est jamais remise de ce meurtre » ( La position du mort flottant , éd. Héros-Limite, 2021). C’est à Christine qu’il incombera d’y dormir. Il écrira encore : « Le fleuve charriait sans cesse ce fardeau d’ombre musicale jusqu’à l’océan. Au bord de la Méditerranée, j’ai entendu sa voix sur l’eau. » (op. cit.) Sur les hauteurs de la ville, là où Garcia Lorca a été vraisemblablement fusillé, le vin accompagne la cérémonie rituelle organisée par Jim Harrison, reliant les deux poètes d’un même geste. « Nous débouchons une bouteille de Mémoire d’automnes [vin de Christine élaboré à Collioure] , en buvons chacun un peu au goulot, puis Jim va verser le vin sur le sol en décrivant un cercle sous les grands arbres. (…) Le chauffeur de taxi, Manolo, (…) a bu avec nous au goulot de la bouteille et il regarde Jim verser en cercle le liquide blond de ce vin élaboré sur les coteaux nourris par les restes de Machado ». L’irruption de l’imaginaire transparaît fréquemment dans la vie de l’écrivain, dans toutes ces histoires qu’il raconte à Christine, empreintes de rites indiens. Un peu Sorcier (Robert Laffont, 1998), il est surnommé le mugwa (l’ours en langue chippewah) qui part et revient des ténèbres. Magie de l’esprit, réalité tombent les frontières. Ne devient-elle pas elle-même une figure de roman pour lui ? « Durant ces voyages, j’ai grandi et j’ai immensément rêvé. Jim a vu en moi un personnage, une incarnation de sa « femme aux lucioles ». Ce compagnonnage du vin et de la littérature nous livre quelques inédits de Jim Harrison, croise ses amis écrivains américains, Richard Brautigan, Jim Fergus notamment. Il est aussi comme une entrée dans ses ouvrages, peuplé de gueuletons, de repas gargantuesques, de vins fins, en une carte des vins étourdissante : bierzo, vins du Priorat, cidres de Galice, chinon, manzanilla (beaucoup) parcourent ce récit. Car d’autres pèlerinages suivent, plus terre à terre. Les deux compères arpentent un autre Barcelone, celui des petits marchés et des bars populaires. À Arles, Jim Harrison fait halte après avoir visité son amie Lulu Peyraud, héroïne du Domaine Tempier à Bandol auquel il fait référence dans son œuvre. À Paris, les retrouvailles sont scellées dans des repas faramineux à Saint-Germain-des-Prés. Sur le continent américain, Christine Campadieu participe aux célèbres parties de pêches et aux repas de chasse de l’écrivain autour de sa bande d’amis. Elle nous offre, en dernière partie, des recettes partagées avec l’écrivain, les fèves au boudin noir et au sage, la pintade à la catalane, le sofregit, la polenta de Linda Harrison ou l’agneau de Lulu Peyraud. Et que dire du ragoût d’ours mexicain ? Nous entrons avec elle dans l’intimité d’une œuvre, dans ses ressorts de chair, et dans l’intimité d’un créateur au crépuscule de sa vie. Le vin bu (la vodka coule aussi à flot) — toujours après 16h30 — se mue en objet littéraire. Ainsi, dans la bouteille vidée sur les collines de Grenade, Christine glisse deux petites pommes de pin. Jim, ensuite, date et signe l’étiquette, en un geste renouvelé en 2022 par sa fille Jamie sur la tombe de Machado. D’ailleurs, le rite funéraire pratiqué à Grenade — indien ? inventé ? — rappelle les rites funéraires antiques, qui laissaient provision de vin dans la tombe. Le breuvage appelle encore d’autres fonctions, comme un langage universel. Jim Harrison, qui ne parle qu’un anglais du Michigan « un répugnant charabia » est traduit par Christine, « même si dans la plupart des pays où je voyage, la terminologie de la nourriture et du vin ne me pose curieusement aucun problème » ( Un sacré gueuleton , Flammarion, 2018) Entre pèlerinages, virées bacchiques et gastronomie multiorgasmique, une amitié est née, que la vigneronne gardait en elle. L’écrivain est mort en 2016. Il lui a peut-être légué le plus beau des cadeaux : un livre à écrire. C’est chose faite aujourd’hui, et de belle manière. Le sorcier et la luciole Sur la route et à table avec Jim Harrison Christine Campadieu Éditions Nouriturfu (2024), 200 p. Prix du Clos de Vougeot du festival Livres en vignes en 2024
par Yves Izard 12 février 2025
On embarque avec Olivier Rolin comme une anomalie sur un bateau de la Marine nationale, comme on passerait un stage dans le désert des tartares, avec cette particularité d’être le grand père de cet équipage ; Car ce voyage vers les îles Éparses en cache un autre, une navigation vers l’état fragile et un peu ridicule de vieux, où l'écrivain se cache à peine derrière le personnage. Bien que le second , Elsa, le présente à l’équipage comme un membre de l'Académie de marine , il nous avoue très vite qu' il se trouve là à cause de Thucydide l'Athénien! Parce qu'il a rédigé, il y a cinquante cinq ans, une préface à « La Guerre du Péloponnèse » publiée par les Éditions de l'École de guerre , et que ce voyage est en quelque sorte sa pige, son salaire en nature. Cet éclaircissement n'arrivera pas jusqu'aux oreilles de l'équipage du Champlain , si bien que le vieux pékin essaiera faire bonne figure tout au cours de cette expédition vers Les îles Eparses, où le navire de guerre doit ravitailler les minuscules garnisons que la France entretient sur ces possessions disputées au milieu du canal du Mozambique . Ainsi ce voyage pourrait s'apparenter à ce périple d'un « Candide en terre sainte » dont nous a gratifié Régis Debray, si l'on considère la finesse de l'analyse servie par un humour désopilant tant le monde de l'écrivain semble loin des préoccupations d'un équipage rompu à la disciple militaire. Et pourtant cette créature bizarre échouée là va s'adapter au lexique des marins, truffé d'acronymes, et même réussir à établir des rapports simples avec entre autres le « cipal » le maître principal . Au carré des officiers où il a son rond de serviette, il observe la brochette des aspirants, les « mimis » où l'on trouve Estelle, une petite brune assez délurée qui a vécu en Lybie, en Angola, en Indonésie (il n'est donc pas difficile d'en inférer que son père travaille chez Total), Estelle qui lui fera visiter les « sous-sol » du bateau. Estelle, dix-neuf ans… Des pensées inavouables me traversent l'esprit, que je chasse aussitôt. Tiens-toi tranquille l'ancêtre (tu n'es pas Victor Hugo). Et puis il y cette nature presque vierge, entre l'eau azurée et le sable éblouissant que le narrateur-touriste va découvrir comme le navigateur João da Nova avait découvert en 1501 cette île couverte par endroits de taillis de filaos chevelus et de cocoteraies dans les palmes desquelles le vent fait un son de maracas…ce foisonnement d’espèces différentes, ces poissons aux couleurs et aux dessins extravagants, ces oiseaux multicolores qui jacassent dans les arbres, plein de cet optimisme propre aux oiseaux! Un enchantement dont il faut profiter quand on sait bien que cette mer cache une vie énorme et grouillante malgré les efforts faits par les hommes pour l'anéantir même si en dessous il y a les « monstres marins » . Car les îles ne sont pas que paradisiaques, quand il tombe sur les épaves rouillées et les ferrailles d’une antique machinerie témoins du bagne privé avec ses esclaves, installé sur l'Atoll Juan de Nova . Le patron récoltait le guano, la fiente d'oiseaux de mer pour la commercialiser en engrais ; Ce rêve colonial sous drapeau français perdurera jusqu‘en 1968, quand la concession fut proposée.. au Club Méditerranée qui finalement laissa tomber . On en apprend de belles quand le voyageur est curieux. Et que dire de l'île Europa sur laquelle le navire va débarquer 48 tonnes de vivres, de sacs de ciments, de seaux de peintures pour le détachement auquel sont affectés u ne quinzaine de grands beaux mecs, tous musclés bronzés luisants de sueur qui feraient d'assez belles pubs pour Jean-Paul Gaultier. Est-ce humour de l'état-major? Ce sont des chasseurs alpins de Chambéry, exilés sur cette île torride et plate comme la main. Voilà qui nous ramène a la réalité. Avec la fascination des grands conteneurs, muraille sombre glissant avec une infinie lenteur, lumières violentes sur les remorqueurs liliputiens attachés au géant… Interminables peuvent aussi être ces escales prolongées comme à Durban où, pour échapper à la ségrégation géographique évidente , notre voyageur tente Umhlanga, et découvre une sorte de ghetto balnéaire pour riches, noirs ou blancs, avec ses surfeurs et de jolies filles bondissant dans l'écume, des cafés musique à fond, avec des écrans géants où passent et repassent des matches de foot (ces rectangles verts où s'agitent des petites figures humaines sont devenus le décor universel) . S'il sait bien que ce n'est pas le genre d'endroit où il passerait des vacances, c’est pourtant là qu’il rencontre un jeune noir qui s'assied à côté de lui, et demande ce qu'il écrit : a poem? a novel ? Il aimerait par-dessus tout écrire et je l'encourage à se livrer à cette activité désuète. Et en voilà un qui ne me prend pas pour un cave . C’est plus délicat avec le capitaine d'arme corps des fusillés marin, le seul en treillis comme une singularité qui nous rapproche et qui demande : Comment et pourquoi on fait un livre? Dans SAS il y a beaucoup de géopolitique! Il est vrai que la question du sens « de ce qu'on fait », devenue si prégnante , ne semble pas obsédante à bord. Est-ce pour échapper a la routine qu’un matin on est réveillé par « les copains d'abord » plutôt que par la sonnerie du clairon : La vie des marins est largement une vie imaginaire . L'ancêtre qui a dévoré la petite bibliothèque du bord, avec sa tête pleine de ruines de poèmes , finit par se demander Écrire qu'est ce… imaginer, gloser, reconstituer, déformer, ironiser, faire le malin en somme et il pense à Rimbaud et ses mots « Bleuités, délires » pour dire le moins imparfaitement la stupeur heureuse qu'on éprouve à contempler ce champ de feux bleus. Oui bleu, c'est tout- puisque nous ne parlons pas la langue des êtres qui habitent ces lieux immenses. Il est temps de rentrer au port… Vers les îles Éparses Olivier Rolin Éditions Verdier (2025)
par Claude Muslin 7 février 2025
Un roman court comme la vie. Un texte d’une finesse, d’une justesse, d’une originalité autour d’un sujet délicat : la perte brutale d’un être cher et comment elle résonne chez ceux qui restent. Comment vivre, après. Le sujet du roman pourrait être oppressant, étouffant. C’est le contraire. Il est lumineux, touchant, troublant, émouvant… Lucas, 47 ans, cycliste du dimanche, part faire une balade en vélo dont il ne reviendra pas. Mort sur le coup. Il laisse une femme et deux adolescents pas du tout préparés au drame qui brise leur vie. Le narrateur, Lucas, depuis l’autre côté du miroir, va rester près de sa famille le temps nécessaire à son retour à la vie. Être là sans être là. Voilà toute la question. « Un jour, à leur tour, ils connaîtront la minute à tout sentir, le mois à tout entendre, l’année à tout voir, et le reste à tout savoir. » Ce décompte du temps précipite Lucas vers sa vraie fin. Le compte à rebours a commencé depuis la minute où « il s’étonne de ces goûts multipliés, ces goûts superposés » quand il est tombé lourdement sur le sol. Sentir, entendre, voir, toucher, savoir ; tout ce qui constitue les petites choses du quotidien, les habitudes de vie de la famille deviennent alors indispensables pour être au plus près de la vérité intérieure de chacun, pour emporter le plus longtemps possible le bonheur avec soi dans l’au-delà. Quand il voit sa femme jouer au piano les Variations Goldberg de Bach, il se demande si elles pourront adoucir ses nuits. Quand il se laisse bercé par la voix délicate de Lorenzo prononçant des mots de refus, quand la colère de Sofia peut enfin exploser car trop souvent contenue pour mieux protéger sa mère et son frère, Lucas apprend et comprend qu’il doit se laisser envahir par des mots, des sons, des odeurs aussi, comme le parfum framboise de la cigarette électronique de sa fille. Le regard du fantôme se pose, se déplace, avance, recule, au gré de ses besoins, de ses envies. Et ce temps qui s’étire et qui efface le souvenir des êtres aimés au fur et à mesure qu’il s’allonge, est un instant volé à l’éternité. Si le roman n’était pas écrit du point du vue du narrateur, il serait identique à tous les romans qui traitent du sujet, et ils sont nombreux. Mais ce n’est pas le cas. Avec des mots simples, des mots de tous les jours, et la présence du fantôme de Lucas, le narrateur nous envoûte et nous scotche au récit. Cet amour inconditionnel que porte Lucas à sa famille, et que sa famille lui porte, transpire à chaque ligne. C’est pour moi une belle découverte que cet auteur, journaliste, fondateur du journal Le Tigre , attaché culturel à l’ambassade de France aux Mexique quelques années, romancier un temps sous le nom d’Hadrien Klent, co-auteur de la bande dessinée Des Vivants pour lequel il reçoit le Prix spécial du Jury au festival d’Angoulême en 2022 . APRÈS Raphaël Meltz Éditions Le Tripode (2025)
par Jean-Renaud Cuaz 3 février 2025
ÉDITO 15 ans d’Automn’Halles ! Le cap vient d’être allègrement franchi, avec à la barre, d’abord le fondateur Tino Di Martino, puis Laurent Cachard ces 5 dernières éditions. L’équipe de direction, en partie recomposée, m’a choisi en 2025 pour présider ces rencontres littéraires qui ponctuent l’année sétoise. Avec, en apothéose fin septembre, cinq journées réunissant écrivains, artistes et publics autour de tables rondes, entretiens, dédicaces, expositions… Les Automn’Halles avaient débuté, à l’évidence, dans les halles de l’île singulière. L’arène culturelle s’est depuis élargie, attirant une dizaine de lieux, publics et privés. Et pour épicentre névralgique, la médiathèque du centre-ville, où veille sur son parvis Gaïa , humanoïde polychrome. La sentinelle de 7m de haut est l’œuvre de Joseph Szabo, dont nous célébrons cette année les 100 ans de la naissance en Hongrie, et qui vécut dans le Gard. Gaïa, première divinité grecque symbolisant la protection de la Terre et de l’environnement, qui donna naissance à une divinité de la Mer, se devait d’accueillir en son sein un festival avec pour thème la mer en partage . Jean-Renaud Cuaz Président des Automn’Halles
par Laurent Cachard 2 février 2025
C’est toujours assez fascinant de lire un livre dont on a connu les premiers manuscrits : parce qu’on a un peu oublié d’une part, et que l’histoire se dévoile à vous avec complicité, mais aussi parce que le travail est passé par là et que ce qui s’annonçait comme prometteur s’avère, ce qui peut satisfaire l’auteur et celui à qui il a confié la lecture pour avis. Pas de triomphalisme, mais l’assurance forte d’être allé au bout d’un projet. Dans le dernier rêve de René Descartes (Éditions Istya & Cie), le philosophe Jean-Louis Cianni joue d’un ouvrage à trois niveaux de lecture. Le premier est romanesque et table d’entrée, dès l’avertissement , sur la vérité possible mais invérifiable : l’histoire qu’il va raconter le sera via un personnage inconnu de l’histoire officielle , Thomas Vasseur, jeune orphelin recueilli par le sulfureux abbé Picot, libertin notoire — au sens politique et physique — qui le confie à son tour à son illustre ami Des Cartes (la graphie sera celle-ci), lequel a repéré sa vigueur — Thomas est du genre je bande donc je suis — et son talent pour les mathématiques, cette façon de sortir de la grande rotation des apparences (quand la philosophie, lira-t-on, consiste elle à les refuser ). Le deuxième est philosophique, strictement, puisqu’en faisant de Descartes un personnage, Cianni permet au lecteur d’en saisir le propos comme si le Maître s’adressait à lui (au discours direct, en italique). Il y a un indéniable apport de savoir dans l’ouvrage, mais il n’est jamais didactique : ainsi croise-t-on, au hasard, la description de l’arbre de la connaissance tel que Descartes l’a défini, avec la métaphysique comme racine, la physique comme tronc et toutes les autres sciences comme branches ; l’appareil à mesurer la pression de l’air , qui lui permet de nourrir la réflexion sur le vide qu’il mène avec son jeune ami Pascal ; ses travaux sur l’animal-machine , sur les passions humaines, dans les entrailles d’un lapin écorché vif ou via les mouvements de Monsieur Grat , son petit chien. On notera également les façons dont Descartes (Cianni ?) règle quelques comptes avec ses opposants, contemporains, tels Gassendi, prêtre et savant atomiste, qui prêche l’inverse de son cogito, et Thomas Hobbes, l’Anglais, pour qui l’essentiel n’est pas dans ce que je suis, mais celui que je suis . Ou des plus anciens, Platon en tête, cette vieille peau de l’Antiquité . Le troisième niveau de lecture, enfin, est historique, puisque le roman se construit sur l’invitation de Descartes à la Cour de Christine, Reine de Suède, et fabrique son exposition là-dessus : sur l’hésitation qu’il met à y répondre — du fait de son âge, son peu d’appétence pour le froid, sa misanthropie, aussi : J’aime la solitude et la liberté. Je me consacre à la recherche de la vérité. Pourquoi me jetterais-je dans le nid de vipères d’une cour royale ? — puis au mitan du roman, sur la décision et le voyage lui-même, qui s’organise. La reine Christine désire que le philosophe l’éclaire sur l’amour et le souverain bien , des questions sur lesquelles Thomas, à Egmond, le sollicitera aussi, tiraillé entre les séances furieusement sexuelles qu’il s’accorde avec Geertje, la fille de ferme et l’émotion absolue que lui a procurée Ana — l’exquise passante — dès le premier regard. Elle est femme du marchand de fleurs, l’entreprend pour travailler son français, se refuse à lui tout en se promettant. En Hollande, Thomas perd de son innocence, commence à contester l’autorité du maître — tout lui semble artificiel dans le monde de Descartes (…) La vérité n’a pas sa place ici — ses accointances avec des milieux ésotériques (les frères de la Rose-Croix), sa duplicité dans son histoire amoureuse. Il règle sa rivalité avec Schlütter, le secrétaire, par une émulation dans la mathématique qui le voit suppléer, pas à pas, son aîné. Voit l’homme qu’il est venu servir se servir pour résoudre son dilemme (partira, partira pas ?) de la méthode énoncée dans le discours du même nom, celle du chemin en forêt : Quand on se perd dans une forêt, il faut aller tout droit ; on arrive toujours quelque part au terme, où qu’on se trouve, on s’est au moins sorti de l’égarement et de l’indécision. La deuxième moitié du roman, sans trop en dire, s’annonce en son juste milieu, en titre de chapitre : la mort pourrait venir . L’Histoire a retenu que Descartes a quitté la Hollande pour la Suède en septembre 1649, qu’il est mort à Stockholm en févier 1650, à 54 ans. Après un dernier portrait à Haarlem réalisé par le peintre Hals, de la chambre de rhétorique, dans lequel Thomas jurera reconnaître un bout de l’âme du philosophe , Descartes et sa troupe prennent la mer, une odyssée au cours de laquelle Thomas s’affranchira plus encore d’un philosophe qui lui confie pourtant une mission essentielle, une fois qu’ils seront arrivés à Stockholm : retrouver Francine, qui y vit, qu’il a aimée jadis — un amour d’enfance dont le vrai Descartes n’a jamais cherché la trace, tu t’en doutes , me glisse l’auteur. Le même Descartes qui sera averti via le pittoresque Commandant du bateau des mœurs assez confuses de cette Reine qu’il va visiter, son genre indéfini, le piège dans lequel il pourrait tomber, dans ce nid de vipères que Picot confirmera par lette, dès son arrivée. Entre temps, sur mer, on aura droit à de belles scènes, comme celle où Pierre, matelot français (de Marseille, avé l’assent) démontre à Thomas, sur les filins des mats, qu’entre penser et agir , il y a une distinction que sa connaissance ne dépassera jamais, ou quand dans une scène quasi-théâtrale (stichomythies à l’appui), Schlütter et Thomas se confrontent enfin, déterminant la prise de pouvoir du second. Descartes, lui, fait encore illusion, expliquant le phénomène de parhélie , l’impression d’avoir deux soleils, le premier n’étant qu’une réplique lumineuse du second, là aussi. Mais Monsieur Grat est mort en mer, et la superstition est forte, dans ce milieu : c’est un mauvais signe , que le séjour du philosophe à Stockholm confirmera. Les dés sont pipés entre le calvinisme de la Reine de Suède et le pan luthérien que défend Descartes en lui parlant d’Elisabeth de Bohème — tout en restant distant sur le terrain de ses propres croyances, même quand le retors père Viogué l’entreprend sur le terrain glissant de la transsubstantiation (du lexique barbare , pour Thomas) et sa parabole issue des Méditations métaphysiques , le morceau de cire* extrait de la ruche — à qui il a dédié les principes de la philosophie , à qui il a dédié le traité des passions de l’âme . La Reine Christine, mystérieuse, le bat froid tout en le maintenant en résidence , s’intéresse davantage à son jeune secrétaire, qu’elle entraînera via sa suivante, Astrid, dans des parties qui lui rappelleront — la construction est cyclique — celles qu’il menait à Paris avec Lisette, dans l’insouciance. Mais entre-temps, l’homme a vieilli et s’est affranchi, comme on le fait d’un maître dont on a tiré la leçon. La mort de Descartes, inattendue — au vu du centenaire qu’il s’était lui-même promis — laisse une part policière à un roman dont on nous dit qu’il est en soi une enquête libertine , avec ses rebondissements finaux, ses leurres féminins, et la fin de l’innocence de celui qui aura passé neuf mois – une éternité – auprès de M.Des Cartes. La vérité telle que nous voudrions qu’elle soit, définitive et incontestable, n’existe pas , dit Thomas, en guise de finale. On jurerait que Jean-Louis Cianni romancier s’est joué lui-même des mille masques imaginés pour incarner à son tour la grande fable qu’est la vie , et le rêve qu’il a prêté à René Descartes, en 311 pages. * « Prenons pour exemple ce morceau de cire : il vient tout fraîchement d’être tiré de la ruche, il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, il est maniable, et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci. Mais voici que pendant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le manier, et quoique l’on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son. » Le dernier rêve de René Descartes Jean-Louis Cianni Éditions Istya & Cie (2025)
par Claude Muslin 31 janvier 2025
Avec ce titre accrocheur, racoleur même, l’auteure nous enferme dans un appartement citadin au 3e étage d’un immeuble quelconque dans un quartier animé. Il y a l’immeuble d’en face très éclairé où la vie s’y déroule normalement d’après les protagonistes qui observent les occupants depuis leur fenêtre, un peu comme dans le film d’Hitchcock ; le café du coin de la rue, sa terrasse ; les voitures, les bus, les piétons qui circulent. Tout cela va ralentir, la nuit va tomber. Le silence remplacera le brouhaha, Katia et Noémie pourront veiller paisiblement leur mère Claudie qui a décidé de les quitter vendredi. Unité de temps. Unité de lieu. Noir de la nuit. Le huis clos pourrait être étouffant, le sujet morbide. Ils ne le sont pas. Pétries d’humour, les petites histoires enchâssées dans la grande éclairent et construisent le récit pas à pas. Les personnages se dévoilent au fil des pages. Le pitch : Claudie, veuve, décide d’en finir. Elle informe sa fille Noémie, soi-disant préférée , qui va prévenir par téléphone Katia, sa grande sœur qu’elle n’a pas vue depuis des années. Claudie a précisé le lieu, le jour et l’heure approximative bien sûr, car elle a prévu de s’endormir pour ne pas se réveiller. « T’as des bons souvenirs, avec elle ? Des souvenirs de notre mère ? J’ai répondu : « Oh ! Certainement » et après, j’ai cherché. Qui sont-elles toutes les trois ? Noémie, myope, gauche, divorcée de Joseph, vit avec Marc, leur fils de 15 ans. Katia, pas d’enfant mais un chien anesthésié il y a longtemps ; un homme dans sa vie, Norbert. D’autres hommes aussi… Claudie la mère, sans complexes, sans barrières, sans limites. Froide avec ses filles. (Le père, de son vivant rieur, moqueur, buveur). Et puis le 4e protagoniste : l’appartement de vieux meublé de la main du père, menuisier à ses heures, décoré de bric et de broc, avec davantage de broc, de bibelots et d’objets souvenirs, mais pas de photos de famille encadrées. Dans les placards, le buffet, les tiroirs, les papiers — si importants pour Claudie. Des bribes de vie et des souvenirs qui surgissent au hasard des allées et venues des deux sœurs. Et puis il y a la chambre. Allongée sur son grand lit, Claudie, patchée, s’endort paisiblement après avoir avalé le contenu du verre d’un trait et léché la cuillère . Le somnifère fera son effet. Ces trois-là affichent un visage double. Quels secrets les enferment. Tu te souviens quand elle (Claudie) se regardait dans une glace ? S’étonna Noémie. (…) Elle vérifiait qu’elle existait. Et oui… on ne peut pas se rendre compte nous. On n’a pas traversé ce qu’elle a traversé. On n’a pas été déjà mortes. Noémie voudrait que Katia s’occupe de son fils, au cas où ; Quant à Katia, tout le monde s’imaginait qu’elle gagnait sa vie avec l’écriture… En filigrane dans ce roman, la question juive. J’aurais pu embrasser la religion juive si mes parents ne m’avaient pas fait gagner du temps en m’avertissant que ces histoires d’être juif ou pas ne veulent strictement rien dire. Comment les Allemands avaient-ils déterminé le montant des pensions allouées aux enfants juifs ? (…) Et quoi qu’il en soit, l’Allemagne arrêterait de la payer à la mort de la bénéficiaire : elle en avait presque terminé, avec Claudie . Et puis cette exposition du peintre Maryan S. Maryan, pseudonyme de Pinchas Burstein, peintre américain d’origine polonaise né en 1927 et mort en 1977 – Réfugié des camps de concentration... Ce compte à rebours efficace mené par la narratrice Katia tient en haleine malgré l’absence de suspense puisque le titre est explicite. L’écriture est ciselée ; les chapitres et les paragraphes courts concourent à rendre la lecture rapide et fluide. Je découvre cette auteure, illustratrice de presse par ailleurs. Ses dessins, notamment son personnage Gloria, créé en 2005 et présent dans des magazines belges et français, me fait penser à Claire Brétécher, côté humour noir et incisif. Une belle rencontre. Maman se suicide vendredi Marianne Maury Kaufmann Éditions Mautice Nadeau (2025)
par Yves Izard 31 janvier 2025
J’ai dix-sept ans et toute la mort devant moi. À cet âge, je devrais courir et contester, rire et rêver…Faire la fête, mais pas celle-là. Pas celle où l'on trinque au sang. Pas celle où le chant des canons accueille le voisin d'en face… Nous sommes en 1916, sur un champ de bataille dans la Meuse quand une énorme explosion d’obus piège Jules au cœur d’un cratère, écrasé sous un cadavre, comme dans une prison à ciel ouvert . Comme un « Robinson Crusoé » où un « Seul sur Mars » l'homme se retrouve aux prises avec la mort et la virulence d’ une blessure qui dépasse l'entendement , et puis la solitude, et déjà l'espoir d'être secouru et la belle vie. Mais il ne retrouve que sa musette et le bidon d’eau de deux litres et demi qui a survécu avec sa gourde d'eau de vie . Maintenant Il faut sortir , grimper, mais il retombe avec l'eau qui fuit du bouchon. Alors, d’instinct , il va r amper comme une limace vers un corps, l'uniforme et la peau se sont agrégés en une sorte de goudron. Un masque noir remplace visage. Ses doigts de charbon s'accrochent à la détente de la carabine… C’était un Fritz … le premier cadavre rencontré est un ennemi. Il a une gourde ! L’eau bouillante jaillit , puis il trouve une torche qui fonctionne, et une seule balle . Il reste à Jules un litre quarante d'eau. Dès lors les chapitres courts du livre s'égraineront au rythme de l’eau qui reste dans le bidon, et très vite en cl, puis en dés à coudre avec cette règle de trois impitoyable : On peut tenir trois minutes sans respirer, trois semaines sans manger, et trois jours sans boire. Dans sa besace, une photo : Jeanne et moi. Sourire benêt. Elle est sublime. Ce n’est pas de l’amour c'est de l’évidence. Et si l'imagination et l'humour sauvaient Jules sous la plume de Julien Jouanneau dans cette nuit mitraillée d’étoiles qui illuminent alors son antre au point qu’il les prend pour des lampes . Tandis qu'il désinfecte sa blessure à l'eau de vie pour sauver sa jambe de la nuée de mouches qui font un repas de gala , il invente entre les lèvres de son cratère une sorte de table d'orientation pour ne pas perdre la raison. Il y aura au sud Notre Dame de la gourde, pour Marseille, à l’est je baptise la crête Strasbourg, son élévation rappelle la cathédrale de la ville, un flan à ne pas laisser aux Boches, au nord Lille les rocs fracassés rappellent ses bombardements, et enfin le flanc ouest le plus lisse baptisé St-Malo une destination où tout est possible comme m’aurait dit Jeanne. Mais la guerre c'est le diable en rêve, l’homme la fait et rien ne l'arrête. Tandis qu'un vautour picore les fragments d'un crâne sec Jules décide de lancer un message comme une bouteille à la Terre, il va entreprendre de se montrer en hissant un drapeau bout d’une perche ; C'est acrobatique. Quarante tentatives pour atteindre le cratère à 7m hauteur … et je m’effondre, je cri de l’eau et implore la voute céleste « même ton fils avait droit à une éponge » . Malgré ce trait d'humour Syciphe a perdu. À quoi bon l’étoile filante « les nuits de guerre n’exhaussent aucun vœu ». L'eau s’épuise au fil des chapitres, le diagnostic tourne au sinistre. je suis un soldat, je dois me défendre. Demain je m’évaderai de ce trou . Rien n’est moins sûr dans cette fiction où le décor est assez réaliste pour entraîner lecteur jusqu'au bout de la nuit. » Deux litres et demi Julien Jouanneau Éditions Mautice Nadeau (2025)
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