Mathilde est professeure d’histoire-géographie, mariée, une fille. Bref, tout pour être heureuse ! Sauf que face au chaos du monde où la violence est de plus en plus d’actualité, elle perd lentement ses repères et ses convictions. La mission qu’elle s’est donnée d’expliquer à ses élèves la marche de l’Histoire — l’Histoire avec un grand H, tant son importance est grande — perd son sens pour elle. Comment leur transmettre les clés pour affronter la vie au présent et au futur ? Comment vivre au quotidien dans la douceur de son petit confort bourgeois quand le monde est secoué de violences ? L’élection de Donald Trump et la mort survenue presque simultanément du chanteur Leonard Cohen qu’elle adore — choc du poétique et du politique —; les divers attentats meurtriers de part le monde ; le confinement ; la guerre en Ukraine : elle se sent viscéralement déstabilisée par toute cette accumulation d’événements tragiques. Elle perd confiance en ses capacités de résister au chaos de la vie. Elle, dont tous les sens sont finement aiguisés, est tellement affectée qu’elle en perd le sens du toucher.
Poussée par le besoin de croire en quelque chose de nouveau, convaincue de la nécessité de s’envoler, (l’autrice évoque plusieurs fois l’existence des oiseaux), elle laisse momentanément son mari et sa fille et, sans les en informer, décide subitement de partir en Israël, terre familiale et étrangère à la fois, archétype d’une société en perpétuelle crise. Première confrontation avec la réalité à l’arrivée à l’aéroport : Une douanière joufflue me réclame la raison de ma visite en même temps que mon passeport. Je suis ennuyée de ne pouvoir dire simplement, Je suis là grâce à une vidéo que je regarde depuis deux ans, sur laquelle Leonard Cohen donne la plus grande leçon de vie qui soit. Il y parle de l’accord entre les êtres et le temps. De la nécessité absolue que cet accord soit juste. Il y parle aussi de l’amour, devant lequel même Dieu s’incline et qui ne le laisse pas en paix tant qu’il n’advient pas. Je veux être là où de telles paroles ont été prononcées, j’aimerais aussi trouver le bon accord. C’est paradoxalement en Israël qu’elle a le sentiment existentiel de pouvoir se ressourcer, retrouver une autre enveloppe, faire peau neuve. Commence alors un chemin initiatique à travers villes et paysages, Tel Aviv, les plages de Nataniya, les vallées du Golan aux portes de la Syrie, le Golan, Jéricho, Jérusalem, Capharnaüm, le désert. Elle n’est pas seule car la voix chaude et mélodieuse de Leonard Cohen l’accompagne. Leonard Cohen, le poète à l’humanité extrême qui, lors de son concert à Jérusalem en 1972, quitte la scène, avouant qu’il ne peut plus chanter, qu’il ne peut plus se mentir. « Si ça ne s'arrange pas, je vais arrêter et vous rembourser. Vous savez, il y a des nuits où l'on vole, et d'autres où l'on ne parvient pas à décoller. Il ne sert à rien de se mentir les uns aux autres. Ce soir, nous ne décollons pas. Dans la Kabbale il est écrit que celui qui n'arrive pas à s'élever doit rester à terre. » Comme lui, elle ne veut plus tricher. C’est au hasard de rencontres aussi éclairantes que surprenantes qu’elle retrouvera un sens à sa vie et au monde.
Être sur le Qui-vive, c’est être aux aguets mais aussi à l’écoute des autres, à l’observation des autres. Mathilde cherche une réponse dans l’humanité. C’est aussi la leçon que lui donne son grand-père pour qui la joie, la légèreté, peuvent être une réponse au chaos. À peine arrivée à Tel Aviv, Mathilde retrouve l’usage du toucher, à l’écoute de tous ses sens en éveil, elle peut entrer en résonance avec le monde. Je pose les mains sur les troncs emmêlés des arbres, la rugosité fine de l’écorce me chatouille les paumes, je les fais glisser sur un banc en plastique maculé de fientes sèches, sur le métal tiède d’une barrière cerclant un toboggan où un couple discute à voix basse comme s’il complotait son avenir, toutes les matières sont perceptibles, même les yeux fermés, je touche, je touche et suis touchée. Les notions d’humanité et d’altérité, elle en fait l’expérience charnelle et spirituelle lors de rencontres avec des personnages magnifiquement décrits : Le jardinier Yoram qui vit au rythme de ses arbres, à l’écart du monde, Edna à la bonté énergique et sans jugement, la jeune Ofek et son club des mécréants croyants… Le côté sombre du récit est aussi présent quand le sentiment du danger taraude Mathilde à l’écoute du cousin Raphy, ancien soldat traumatisé par la guerre du Kippour, ou Constance, metteuse en scène de théâtre qui présente à Jérusalem un texte tiré de La Guerre des juifs de l’historien Flavius Josèphe. On pourrait dire qu’on y est, on est de nouveau dans une déchirure comparable à celle qui existait entre les Judéens du temps des Romains, en 70 après Jésus-Christ.(...) Il fallait choisir la vie, et définir le meilleur moyen de la préserver, assène Constance dans les derniers chapitres.
Le livre a été écrit avant les attentats d’octobre et le rêve d’une humanité comme la chantait Leonard Cohen semble hélas une chimère.
Un mot encore sur l’écriture, la langue si chère à Valérie Zanetti, traductrice de l’immense écrivain israélien Aharon Appelfeld, une langue mélodieuse aux sons graves, profonds, mais aussi joyeux et non sans humour quand résonnent les échanges de Mathilde avec sa fille.
C’est avec Leonard Cohen, le fil rouge du roman, que je tiens à clore cette chronique :
J’introduis mes écouteurs dans mes oreilles, et enclenche la playlist de Leonard Cohen, dont j’ai téléchargé tous les albums en prenant soin de les classer par ordre alphabétique, pour percevoir la gravité creusée au fil du temps dans sa voix, plus bas, toujours plus bas, encore une octave caverneuse jusqu’aux abysses d’où l’on peut dire,
Des profondeurs j’ai crié.
Qui-vive
Valérie Zenatti
Éditions de l’Olivier (2024)
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