Dès les premières lignes du roman, le lecteur est plongé dans une atmosphère décrite avec une sensibilité, oui, une sensualité, dévoilant un lien profond et charnel de la narratrice avec la nature et tous ses habitants.
Le lac avait sa teinte noire. Dans le silence se sont révélés tous ces chuchotements, froissements et petits cris de la présence animale. Taupes, hérissons, crapauds, chouettes. Les grandes chasses nocturnes. Une famille de chauve-souris a battu l’air à coups d’aile saccadés. Sur la route en surplomb, une moissonneuse-batteuse a pris le virage, en lâchant une sécheresse de paille. Ici la saison est courte et orageuse, alors on moissonne dans l’urgence jusqu’à la nuit tombée.
Cette impression va se confirmer tout au long du récit.
Nous sommes au bord d’un lac, dans un village perdu du sud-ouest de la France, où Hélène revient l’été, délaissant Paris où elle a refait sa vie. On soupçonne vite que ce sera peut-être le dernier été qu’elle passera dans la maison du lac : la santé de son père se dégrade.
Si l’autrice réussit à entrer avec une grande lucidité dans l’intimité de la nature — le lac, la maison, le village, la montagne — il en est de même de ses personnages. Parlons du père, figure emblématique de l’immigré espagnol, à jamais marqué par le passage, enfant, au camp d’accueil pour réfugiés espagnols sur la plage de Saint-Cyprien. Puis sa vie de misère durant la Seconde Guerre mondiale, devenu l’esclave de paysans contre une soupe midi et soir. Ce père, certes macho mais aimant, dur à la tâche, maintenant veuf, que sa fille va accompagner dans sa fin de vie. Sa fille, Hélène, qui se demande si elle ne s’est jamais révoltée contre son père.
Je n’aimais pas ça, non. Je n’aimais pas l’observer diminuer, et moi vieillir à ses côtés. Une vieille fille, j’étais devenue. Une vieille fille souvent en colère, d’une colère rentrée, silencieuse.
Hélène, qui se demande quelle était cette laisse qui me ramenait au pays chaque année, comme un chien à sa niche d’origine ? En revenant au pays, Hélène est confrontée à son passé, ses démons, sa nostalgie, ses relations familiales, ses amitiés.
De multiples questions assaillent son esprit et elle tente désespérément d’apporter des réponses.
Il y a ce frère, Michel alias Miguel, qui a hérité de la maison du lac et veut la vendre, contre le gré de sa sœur et de son père. Il finit par la déposséder de son âme :
C’est terrifiant, les chambres dont on a banni le souvenir de ceux qui y ont dormi. Les chambres sans mémoire. Est-ce qu’il croyait ainsi chasser les fantômes, Miguel ?
Envie, jalousie, rivalité mettent à mal les relations humaines. Et puis, heureusement, il y a les retrouvailles d’Hélène avec un ancien amant de jeunesse qui l’étourdissent et lui ouvrent le chemin vers la liberté : Halte aux passions tristes !
C’est un roman qui aborde les thèmes de la vie donc de la mort, de l’amour aussi, de la mémoire, de l'origine.
De quelles histoires sommes-nous issus ?
On naît à soi avec les premiers regards qu’on pose sur l’espace qui nous contient. C’est ça que je cherchais, sûrement, le nœud originel, dans ce retour aux sources, et c’était un signal sûrement de l’entrée dans l’âge, quand on perçoit soudain que des chemins se ferment.
Hélène, femme à la fois fragile et forte, sensible et lucide, qui finit par accepter de regarder son père aller vers la mort.
Comme je le disais au début, la nature est un vrai personnage, tantôt merveilleuse, tantôt maléfique:
Une atmosphère idyllique tant qu’on ne découvre pas un cadavre dans un fond de barque.
Et au milieu de cette nature, le sacrifice de la maison du lac :
Cette maison du lac, qui n’était plus une maison de famille maintenant qu’elle était revenue à mon frère, et qui se détachait de nous par couches, photos, livres, fleurs séchées, assiettes dépareillées, fauteuils en velours, rideaux en dentelles, toutes ces choses bancales qui font l’identité d’une maison et son imperfection, et qui avaient dû finir à la décharge, là-haut à l’orée du bois des Fagettes. « La maison se dissout de l’intérieur », la phrase est revenue me hanter. Depuis l’extérieur, on pouvait la croire intacte, mais l’esprit du lieu s’était évaporé. A partir de la quarantaine, mon père avait gagné pas mal d’argent en achetant des vignes dans l’arrière-pays montpelliérain, qu’il arrachait pour construire des villas dessus puis les revendre, mais celle-là, la maison du lac, l’ostal, il n’avait jamais été question de la vendre, on la croyait aussi indestructible que ce tombeau de granit où ma mère l’attendait au champ des pauvres, le surnom qu’il s’amusait à donner au cimetière.
Mais, parlant d’elle et de son père, Hélène affirme en toute lucidité :
On n’allait pas pleurer les trahisons familiales, les amours envolées, les exils douloureux… Nous n’étions pas des tendres tous les deux.
Nous n'étions pas des tendres
Sylvie Gracia
Éditions L’Iconoclaste (2024)
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