Ça se lit comme un livre d’espionnage, et l’intrigue audacieuse nous tient en haleine jusqu’à l’ultime chapitre. L’atmosphère moite qui enveloppe le confetti asiatique accentue la vision glauque que portent les personnages sur cette capitale low cost où surnage un palais richissime et clinquant, demeure du sultan et de sa famille très élargie. On peut rester sur sa faim purement littéraire, même si dans ce roman Jean- Christophe Rufin nous emmène bien au-delà des aventures de son anti-héros Aurel Timescu, consul de France inédit qui nous dévoile chaque année les turpitudes les plus secrètes de la vie internationale. N’empêche, cette fois D’or et de jungle nous plonge au cœur d’une opération de subversion incroyable et pourtant vraisemblable qui consiste à provoquer un coup d’État clé en mains pour livrer un petit Sultanat de la mer de Chine à une grande entreprise californienne du numérique.
C'est à bord d’un navire de croisière Prairial que débute cette aventure avec Flora, une blonde de 32 ans, ancienne championne aux formes harmonieuses qui propose aux voyageurs des plongées découvertes. Jusqu’au jour où elle préfère chevaucher un énorme requin-baleine qui sème la panique chez les plus intrépides, plutôt que de s'occuper d’abord de leur sécurité, même si l’animal est inoffensif. Ce moment d’abandon à la jouissance coûte à l’ex championne d'Europe de plongée libre son emploi privilégié dans la croisière de luxe. Crachée sans ménagement à la première escale, elle se morfond depuis deux mois dans un job de serveuse quand elle voit débarquer une silhouette élégante qu'elle finit par reconnaître comme dans un cauchemar…C'est Ronald qu'elle croyait en prison après le désastre d'une mission à Madagascar. À partir de là, Flora retombe sous son charme toxique, d'autant qu’elle n’a plus vraiment le choix quand il lui propose de travailler à nouveau pour lui. « Je te suis mais ne me touches plus. Soumission mais sans amour, comme un soldat » Son goût de l’action, de l’interdit et du danger est le plus fort, elle est l'héroïne de ce roman.
Mais de quoi s'agit-il ? Entre temps notre repris de justice Ronald Daume avait débarqué en costume d’alpaga dans la propriété luxueuse de son ex copain de fac, Marvin Glowic. Le créateur du moteur de recherche Golhoo, l'homme qui règne sur un empire de la Tech dont le nom est à peine travesti, le multi milliardaire est en T shirt et bermuda de surfeur… avec son petit visage pincé, son nez frémissant comme un écureuil, auquel l'avait toujours comparé Ronald . En tombant dans les bras l’un de l’autre, on pressent que l’affaire va se faire, même si Marwin ne comprend pas ce que son ancien camarade a fait pendant 30 ans. Ronald, qui avait tout lu sur Marwin, va juste enjoliver son passé aventureux en s’inventant une histoire plausible où les mots de renseignements, Kosovo, 11 septembre, Afghanistan, armée, officine privée, font tilt dans l’esprit de Marwin. Il veut tout savoir, et Ronald sait faire rêver l’homme désabusé qui pourrait pourtant débusquer la vérité avec tous ses réseaux d'enquête. Il sait aussi le faire douter en plaisantant : «Toi, tu pourrais être rattrapé comme tous les GAFAM. Je pense que nos deux manières de changer le monde peuvent se rejoindre… Vous étiez hors de l’Histoire, mais c'est fini… l’État avec ses interdits va devenir votre pire ennemi, pour se protéger contre l’État, une seule solution : il vous faut en créer un ! »
Marwin, qui avait déjà envisagé la chose, est ferré facilement, et Ronald peut commencer à monter son coup énorme avec un premier rendez-vous près de Palm String, où la poussière qui montait du sol baignait ce spectacle dans une brume sèche. Elle estompait les lointains et formait un dégradé régulier entre la terre beige et le ciel dur, un bleu uniforme que la lumière intense du soleil rendait aveuglant. La rencontre avec Ray, allure sportive de business man, rapporte un premier contrat avec la complicité de Flora une fois de plus bluffée par l’aplomb de Ronald qui lui explique que les patrons du numérique ce sont des gamins, pas comme les Ford ou les Rockefeller, ils ne sont pas dans le réel. Autrement dit nous on est des pro, avec l’agence Providence qui va recruter avec Nice comme base. Le loft miteux va vite s'étoffer pour devenir une véritable ruche. D’abord avec Gérald petit homme… Sorte de renard des sables qui sera le comptable. Puis arrive Selma, look masculin, gouine, spécialiste géo politique, diplômé HEC, qui va définir la cible de l’opération : Un seul nom s’impose. Ni l’Amérique latine, ni l’Afrique, ce sera le Sultanat de Brunei situé sur l’île de Bornéo ! Pour organiser le Coup d’État, ce sera Delachaux, l’homme à la moumoute, comme un nid de mésanges sur la tête. C'est un universitaire, écrivain à la retraite, ancien gauchiste passé à Action Directe, mais pas de sang sur les mains. Puis arrive Hakim, ancien rangers dont les énormes mains auraient nécessité un permis de port d'arme. Deux hackers sélectionnés par Marwin, entre garçon et fille interchangeables et capables tout débusquer comme les chiffres qui prouvent que la manne pétrolière de Brunei est presque tarie.
Flora découvrira son équipier Jo à Singapour — première escale vers Brunei — dans l'aéroport cauchemardesque qui ressemble à ce que pourrait devenir l'humanité, si une catastrophe la contraignant à se réfugier dans un colossal abri souterrain. Jo, tout sourire, tête de rocker coiffée en banane, pas discret : MOI on me repère mais on ne me soupçonne pas. Il vont former un couple si dépareillé qu’il fera des miracles sur le terrain dans cette ville perdue dans la jungle, suivant les indications du professeur Delachaux qui a étudié les lignes de fracture pour déstabiliser le petit sultanat et réussir le coup d’État numérique.
La communauté chinoise, sans s’en douter, sera un des leviers de cette opération, de la femme taxi sans voile, au resto chinois où tout se sait sur les coutumes du pouvoir. C'est aussi la force de ce roman où tous les détails sont tirés de la réalité
dont Jean-Christophe Rufin s'est imprégnée sur place : les décors, les personnages, le contexte politique, la situation économique, la composition ethnique du pays, ses particularités avec les Gurkhas, anciens soldats de sa majesté, plus anglais que les anglais, aujourd’hui garde personnelle du Sultan. Le nom des personnages officiels, et de la famille royale ont été conservés ; toutefois la place qu’ils tiennent dans cette intrigue est purement fictionnelle et le narrateur peut déclencher le fameux coup d’État sur le principe de la réaction en chaîne comme dans une centrale nucléaire selon plans de Delachaux.
Du Sultan de 77 ans qui aime les femmes et les voitures de luxe et ne serait pas si en forme, à l’un des fils opposants, caché à Toronto, Ronald a toutes les cartes en mains pour embobiner cet Azahari rebelle à qui il ne laisse pas le choix en lui offrant de sauver son pays. Sinon ? Il y a plus amer que le whisky, le regret ! Le lancement de la première phase c’est pour demain 10h avec l’EFFET PAPILLON.
Le plan média est déclenché avec la vidéo du Prince héritier presque nu avec des filles et champagne sur CNN. Un journaliste qui a un compte à régler avec le Sultan arrose les médias du monde dont Al Jazeera pour que l’image arrive jusqu'à Brunei qui est très censuré.
La deuxième cartouche c'est la révélation : les réserves de pétrole et de gaz sont à sec. Delachaux exulte. On a mis les islamistes de Brunei en alerte. Brunei va être sous menace de Daech. En plein ramadan, les Malais sont inquiets. Débaucher et tourments vont de pair. On entend parler d'une opposition avec prince Azahari. L’aïd que sultan a transformé en fête populaire en invitant tout le peuple au Palais tourne au cauchemar quand s'éteignent les 375 lampadaires, on entend des coups de feu…
Au Radisson, Flora et Jo continuent à s'aimer quand ils se rendent compte que l’hôtel est bouclé par les militaires. À Nice, le professeur Delachaux continue à théoriser sur la violence d'un coup d’État avec ses dégâts collatéraux nécessaires pour installer Silicon Valley .Mais ce n’est pas du goût de tout le monde.
Des hélicoptères tournoient autour du Palais, il règne une certaine confusion sur la réussite du coup d’État d’un nouveau type.
D’or et de jungle
Jean-Christophe Rufin
Éditions Calmann Levy (2024)
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