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“Le vin par tous les temps” de Florence Monferran

Laurent Cachard • 21 novembre 2024

C’est un vrai livre de philosophie que nous propose Florence Monferran avec son Vin par tous les temps, dans la mesure où l’historienne (de formation, passée du sombre des années 30-40 au vivant, au meilleur) s’interroge autant sur le temps en tant que concept mais aussi décline ses acceptions, celui de l’Histoire, de la météorologie, d’un espace-temps qu’elle questionne, refusant l’image figée qu’on confère à la vigne en sollicitant ses régions, ses cépages, les couleurs, les formes de bouteille, etc.


Elle enracine un thème—le vin, la vigne—dans l’Histoire, puisqu’il s’y prête, mais interpelle le présent tout autant que les renouvellements en cours. La vigne, c’est l’Art du temps, explicite-t-elle, un objet culturel qui renvoie à des saveurs antiques : le chapitre cathédral de Maguelone n’est-il pas considéré comme seconde église après Rome ? Elle tend des ponts entre le temps, Florence, s’intéresse à une domestication de la culture de la vigne, en Languedoc—terre pionnière, rebelle, ouverte à toutes les cultures—vieille de 11000 ans quand on la croit récente dans le domaine, sollicite Héraclite : au même titre qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne goûte jamais deux fois le même vin, suivant qu’on se situe dans un endroit ou dans un autre, avec parfois peu de distance.


En philosophe, c’est par l’arché—l’origine—qu’elle explique l’évolution des vignes, avant les Grecs et les Romains, va chercher des cépages en Gaule, des vins des Phocéens datés du VIe s. avant notre ère, parle du plus grand cépage du Languedoc, porteur d’histoire et de renommée, dit des Anciens qu’elle-ils—travaille-ent—à conserver la même minutie qu’eux. Sans chimie de synthèse—juste du soufre contre l’oïdium, notre bête noire. Elle pourrait accabler le présent si elle n’était pas profondément de nature optimiste : selon le constat du IPBES, le GIEC du vivant, il ne reste plus que quelques années pour changer de trajectoire. Cite, entre (beaucoup) d’autres, Aurélien Barrau quant à la capacité sidérante qu’a l’homme de ne tirer aucune leçon de la factualité la plus violente, s’appuie sur un calendrier vigneron—l’hiver, la nature en sommeil ; rien ne vaut la taille de mars ; l’été, toutes les craintes…—toujours plus en décalage pour défendre sa vision atypique du slow wine, fondée comme aux Clos de Miège, son domaine, sur la veille sur la maturité, la quantité, le soin, l’équipe, le patrimoine. Elle parle de vendanges thaumaturges, miraculeuses dans tous les sens du terme, constate un écart d’un mois en dix ans sur la fin de la première.


Mais elle ne se plaint pas, rappelle que ce qu’il y a dans le vin, c’est avant tout du raisin, du raisin et du travail. Et se pose, entre Maurice et Hortense, ses contenants, en héraut de l’Hérault, défendant la culture bio—le bio, ça vient naturellement, c’est l’appel du terroir—son rôle protecteur lentement reconnu, son image sortie des soixante-huitards (pourtant essentiels sur le sujet), sa philosophie, une fois de plus. Vante le retour à une grande vertu, l’observation, l’acte individuel pour le bien commun. On est en pleine réflexion, qu’elle illustre, à chaque chapitre, par des emprunts divers, de Deltheil à Colette, de Heidegger, dans l’être-étant, à Dionysos, évidemment, pour finir.


La nouvelle donne ampélographique (liée aux cépages), le fait qu’on cultive jusqu’à l’île de Groix ou du vin orange en Géorgie (elle précise néanmoins qu’un visiteur débarquant de la fin du Moyen-âge ou de la Renaissance ne serait pas dépaysé) n’empêche pas la régionale de l’étape de vanter les atouts de ses terres, des vignes en franc de pied, des vins légers, vers Sète et Agde, des vins de sable, convoquant Brassens et Valéry. Des vins de l’arrière-pays, aussi, dans la reconquête viticole, du noyau Minervois-St Chimian- Fougères, des vins d’un Gard patrimonial et hédoniste. Elle parle des femmes du vin, celles qui collaborent avec la terre, disait Yourcenar, explique à demi-mots qu’elles doivent toujours démontrer leur expertise, cite Pascaline Lepeltier, passée de la philosophie à la sommellerie. Comme la vigne l’a emmenée vers la philosophie, Florence. Il faut ça pour prendre la démesure du temps, énonce-t-elle. Ça n’est pas le double effet de l’anaphore et de l’antiphrase (« non, je ne dirai pas », p. 242) en dernière partie d’ouvrage qui va la décourager, au point où elle en est. On imagine qu’elle a fabriqué ce livre avec autant d’amour et de patience qu’elle met à suivre et libérer un cru. Ça tombe bien, c’est un livre qui se déguste. A petites gorgées et sans modération.


Le vin par tous les temps

Des racines et des raisins à l’horizon 2030

Florence Monferran

BBD Éditions (2024)

par Marie-Ange Hoffmann 29 mars 2025
Istanbul est une ville qui s’épouse et qui vous épouse , écrit Mahir Guven au tout début de son récit, et il poursuit, Il faut croire qu’Istanbul est une histoire d’amour . Ce livre est effectivement une histoire d’amour entre l’auteur—Mahir Guven, écrivain français d’origine turque—et cette ville, Istanbul, qu’il connaît parfaitement pour y être allé tant de fois depuis 25 ans. Il y rencontre des membres de sa famille et de nombreux amis. L’éditeur nous annonce un guide à dévorer comme un roman et, en effet, le lecteur ne sera pas déçu, gagné par l’enthousiasme débordant de vivacité et de tendresse qui habite l’auteur pour cette ville, son histoire millénaire, sa géographie exceptionnelle irriguée par les eaux du Bosphore, ses habitants et ses traditions multiples. À coups d’évocations de son histoire familiale—une famille d’origine populaire et paysanne, appartenant à la minorité religieuse des alévis—il nous présente la ville, nous emmène en balades dans les quartiers de l’ancienne cité et de la nouvelle. Istanbul—trois fois capitale d’empires—est une ville régie par la dualité, brute et douce, chaude et froide, de terre et de mer, une ville d’Orient et d’Europe, très riche et très pauvre, historique, antique et ultramoderne à la fois . Nous découvrons avec lui les transformations mouvementées et inéluctables qui marquent l’histoire de cette ville. Comment comprendre cette ville et ce pays si riches, cette Turquie construite sur les ruines d’un empire multiethnique et pluricentenaire… Née dans le sang en niant la vie et le droit à l’existence d’une partie de ses enfants ? Mahir Guven questionne l’Histoire, Byzance, Constantinople et maintenant Istanbul, ville hantée par un passé glorieux et une modernité incertaine, où il constate que le temps ralentit, l’Istanbul d’hier s’accroche au présent . Voici donc un portrait en forme d’hommage à cette ville et ses habitants, dont l’auteur dépeint les traditions, parfois avec humour, toujours avec tendresse ; qu’il s’agisse de la vie trépidante et bruyante, de la propension des humains à converser— Si vous préférez le silence et fuir la conversation, oubliez Istanbul ! —de la propension à l’humour— on n’hésite pas à parler avec métaphores et blagues —à la débrouille— c’est Robin des Bois qui fume le narguilé, ou comment carotter les bien lotis et l’État, sans se prendre la tête —aux arts de la table, avec lesquels on ne rigole pas et qui possèdent leurs rituels. Évoquer Istanbul, c’est enfin évoquer le Bosphore : Ce n’est pas un fleuve, c’est un détroit. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée. C’est notre prière quotidienne, ce qui nous apaise, donne un rythme à notre vie, et nous rappelle qu’il n’y a pas de terre sans eau, pas de poètes, pas de musiciens, pas de cerisiers et aucune tulipe, sans le Bosphore. À la fin du livre sont proposés 5 itinéraires de visite et une infographie insolite. Merci à Mahir Guven pour ce beau voyage et aux éditions L’arbre qui marche et sa collection Premier voyage, pour voir plus et voyager mieux . Istanbul Mahir Guven Éditions L'arbre qui marche (2025)
par Yves Izard 28 mars 2025
Nous plongeons d’emblée dans ce corps vivant où Adrian avait immédiatement compris qu’elle se trouvait là dans son élément. Cent fois elle avait rêvé qu’elle était dans un sous-marin . Depuis sa première mission elle naviguait sur le HMS Thetys l’un des quatre sous-marins porteurs de missiles nucléaires dont était dotée la Royal Navy . Adrian Ramsay est « oreille d’or », chargée d’écouter et d'identifier les bruits des profondeurs. C’était le seul endroit où elle parvenait à contenir son surcroît d’énergie. C’était d'abord l’aspect technologique qui l’avait enthousiasmée car elle n’avait pas eu d’emblée l’idée de servir la dissuasion nucléaire . Mais elle avait rapidement pris conscience de la complexité du concept, tout à la fois follement brillant et d’une terrifiante ambiguïté. Il s’agissait de protéger une civilisation… Il fallait donc y croire quand bien même on ne partageait pas les couleurs du pouvoir en place . Avec ce roman, Emmanuelle Favier vise dans le mille avec le retour d’une problématique d’une actualité brûlante. Tout en prenant quelques libertés qui sont l’apanage du romancier, elle réussit avec son héroïne à impliquer le lecteur dans les impensés à bord . Ainsi le lancement simulé d'un missile atomique qui n’était pas annoncé comme un exercice , et qui en se répétant plusieurs fois par patrouille , constituait un entraînement technique et intellectuel permettant à chacun de mettre en perspective pourquoi il était là , sans l’écraser sous le poids des conséquences de ce a quoi il œuvrait . En dehors de ces exercices particuliers, ce qui troublait Adrian c’était la présence de ce qui respirait invisible de l’autre côté de la coque, l’œil glauque du requin ; Elle éprouvait les ondes molles des méduses, elle sentait le pouls immense de l’océan comme une nostalgie de brève expérience de plongée sous-marine , où elle avait découvert, à seize ans, cet abandon aux profondeurs et le plaisir psychotrope qui avait quelque chose d’effrayant dont il fallait se méfier . Si l’essentiel de ce qu’elle écoutait lui permettait juste une analyse militaire, à bord du sous-marin condamné à un mouvement perpétuel pour refroidir le cœur nucléaire comme le requin doit nager pour survivre , Il n'en découlait pourtant aucune indignation quant au sort des cétacés désorientés par les sonars et qui s’échouent pour mourir asphyxiés sur les grèves. Jusqu’au jour où elle reconnaît le chant d'une baleine bleu … qui la renvoie vers Moby Dick et son père Ian comme une vague d’anxiété. La baleine, qui suit désormais le sous-marin, c’est aussi le miroir du bateau comme sa version vivante et pure, comme les mâles qui déversent des litres de sperme pour attirer la femelle. Un lien archaïque à travers lequel resurgissent en rêves torrides les pulsions sexuelles qu’elle tentait de dissimuler sur ce sous-marin où la femme était encore considérée comme une anomalie. Tout va basculer après quatre mois de mer, avec la mi-patrouille, le retour à terre qu’Adrian appréhendait toujours un peu . Avec l’annonce de la mauvaise nouvelle qui n’avait pas franchi le filtre des familigrammes, ces messages de quarante mots , que recevaient les marins chaque semaine, et qui excluaient ce qui pouvait menacer l’équilibre de l’équipage, comme l’annonce d'un décès . C'est ainsi que l’État-major lui annonça à son arrivée que son père Ian est décédé pendant la patrouille ! Le monde avait basculé sur son axe . Elle part aussitôt pour cinq heures de route vers le cimetière de son village. Il pleuvait. Enfin le ciel se conformait à son chagrin . Mais comme elle retrouve son chien sur la plage où son Père Ian s'est noyé, elle pense au suicide et culpabilise car en refusant qu’il continue à lui écrire elle avait manqué ses derniers moments . Comme elle s’enfonce dans sa mélancolie , elle finit par décrocher une courte mission plus diplomatique auprès des forces françaises en Bretagne… Une escapade qui va bouleverser sa vie. Et le roman va prendre une toute autre tournure. À terre, Adrian Ramsay avait jusqu’alors réussi à canaliser son énergie en choisissant des amants de passage dans l’obscurité des pubs , et quand elle avait la faiblesse de les ramener chez elle, ils étaient renvoyés sitôt leur mission accomplie. Elle s’était fermée à l'amour … et au désir d’enfant, au prétexte de sa carrière . Cette nuit à Brest va contre toute attente la précipiter dans ses habitudes oubliées des aventures nocturnes dans les bars à marins. Sauf que cette fois se donner au premier venu allait changer son destin. Le talent d’Emmanuelle Favier tient aussi dans la construction de l’intrigue où le lecteur connaît déjà depuis plusieurs chapitres, comme si une autre histoire était enchâssée dans le roman, les deux hommes qui vont bouleverser la vie d'Adrian. Arthur, le plongeur scientifique, et photographe traumatisé, et Abel l’aveugle pervers narcissique qui va séduire Adrian dans une histoire dont elle dira ce n’était pas de l’amour. C’était beaucoup plus violent que de l’amour . Une ultime mission militaire ne changera rien à l’affaire d’autant qu’elle fut abrégée suite à une violente bagarre entre marins, et comme si une malédiction poursuivait Adrian, sonna la fin de sa carrière. L’issue fut qu’à peine débarquée en Écosse, elle repartit pour retrouver Abel accompagné par Arthur en Catalogne. Il avait parlé de voir la tombe du poète Antonio Machado, à Collioure et surtout d’aller chez lui, au petit village de Colera, d’où il serait originaire. Pouvait-elle imaginer ce Noël d’une tristesse infinie où l’on comprend enfin cette énigmatique prose poétique comme un prologue au roman que l’on retrouve comme un épilogue, où tout finit sur cette plage dans le délire d'un spectre amoureux qu’on identifie sans peine. Écouter les eaux vives Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2025)
par Jean-Renaud Cuaz 25 mars 2025
C’était Mardi Gras. Du fond de l’horizon, un grain s’était levé. L’aube peinait à percer, une corne de brume lançait sa détresse à cris étouffés. Un marin râblé au regard minéral tentait d’accoster à grands coups de barre, fendant l’épais brouillard sous une grêle d’injures. Sur la grève, une frêle silhouette toute emmitouflée de noir contemplait la mer, immergée dans une anxieuse attente. Chapeau et poings enfoncés, épaules et châle relevés, les sabots arrimés au sol détrempé, le spectre penché vers l’avant résistait de toutes ses dernières forces contre vents et marées. Les haubans gémissaient, les goélands se déportaient, des rafales de plus en plus violentes secouaient à grands fracas l’esquif que le marin avait peine à maîtriser, au risque de se briser contre le quai. Soudain, comme un mirage au sein de l’apocalypse, le ciel tout entier se pourfendit et une lumière crue déchira l’espace. Un sablier de silence s’écoula, suspendu au Temps. D’un lointain hublot parvint un cri désespéré. « Brin de brin, juste quand la mer monte ! J’ai honte, j’ai honte ! hurla le projectionniste tout en affaires. La bobine est cassée, le bar est ouvert. Vingt minutes d’entracte ! » Dans un concert de claquements de fauteuils, le public se leva comme un seul homme, qui en maugréant, qui en riant de bonne humeur à cette interruption inopinée, et tout ce petit monde se dirigea vers le débit de boisson jouxtant le tourniquet de la porte d’entrée. Derrière le zinc des Copains D’Abord, Marcel, casquette vissée sur un sourire jovial et torchon à carreaux sur l’épaule, accueillit non sans quelques borborygmes la marée qui s’engouffrait dans son antre. Deux secondes plus tôt, il sifflotait à l’idée de se rentrer tranquillement à la pointe courte en passant dire un petit bonsoir à Jeannot, histoire de se mettre d’accord sur leur départ à la pêche du dimanche. Et maintenant le voilà tout tourneboulé à servir demis, perroquets, noisettes, ballons de blanc et de rouge tout en calculant les additions de tête, cassant les billets et grattant les fonds de tiroir-caisse pour rendre la monnaie sur les soucoupes en bakélite. « Y pourraient pas se contenter de s’en griller une sur le trottoir au lieu de se ruer sur moi comme s’ils venaient de traverser le désert marocain ? » grommelait-il en s’épongeant le front tout en sueur avec son torchon à vaisselle. À peine la sonnerie avait-elle grésillé que le tsunami se retira aussi vite qu’il avait ravagé les lieux. Le temps d’un soupir, la tintamarresque tornade fit place à un silence de lendemain de tempête, laissant parsemés çà et là des épaves de vaisselle, des biscuits, des serviettes froissées, des coquilles d’oeufs durs et des grains de sel. Tel un moussaillon de corvée sur le pont d’un chalutier, il empoigna brosse et serpillère en jurant qu’on ne l’y reprendrait plus jamais à oublier d’éteindre les néons dès le début des séances. Il venait de sonner dix heures à l’église lorsqu’enfin Marcel baissa le rideau. En se relevant, il aspira une grosse bouffée d’air marin quand une musique lointaine lui parvint, portée par le léger souffle du soir. « Tiens, samedi, çà doit être la guinguette à Neuneu ! » Il prit débonnairement la direction de ses pénates et constata que la rengaine le poursuivait, s’amplifiait, le happait pour ainsi dire, bientôt martelée par la grosse caisse, portée par les trompettes, les cymbales et les flonflons. Au détour de la rue des mouettes, il tomba nez à nez avec la fanfare municipale, menée tambour battant par Zénobe Bouchat, le vétéran à qui il restait encore un oeil, mais dont les oreilles lui jouaient visiblement quelques entourloupes. À sa suite, une cohorte de joyeux drilles s’escagassait tel un cortège de carnaval peint par Ensor, que Marcel tenta de pourfendre. Mais bien vite, il se sentit submergé par le flot humain en liesse et se vit transporté contre son gré en direction du phare, sans même que ses pieds ne touchent le sol. N’aspirant qu’à retrouver son havre de paix, il déploya toutes ses forces à s’en défendre. Hélas, au coeur des cris et des rires qui lui parvenaient étouffés, sa moustache se tortilla et sa bouche grande ouverte se figea sans ne proférer plus aucun son. En un éclair, une enclume s’enfonça dans sa poitrine, un grain de sable enraya son cerveau. Enfin, un siphon de confettis multicolores eut raison de lui. Sans mot dire, léger comme une plume au vent, Marcel s’envola pour de bon et atterrit à quelques encablures de là dans le cimetière des marins. Au bar des Copains D’abord ne subsiste aujourd’hui qu’un petit écriteau : commerce à remettre, sonnez en face . Martine Hébette
par Laurent Cachard 24 mars 2025
Le recueil de nouvelles de Christian Chavassieux ( De province , où elles vécurent - la rumeur libre éd.) se construit sur une boucle, puisque le prologue le dédie à Xavier, immense lecteur , et que la dernière nouvelle est consacrée au récit de son suicide, des répliques qu’il a entrainées auprès de ses amis, dont l’auteur et sa douce , à qui il consacre le plus long—près de la moitié de l’ouvrage—des récits, sous le titre Mado & Léo . Qu’il ait changé les prénoms, ici et là, n’y change rien, lui-même prévenant dès l’entame : Je vais donc nous livrer tous, nous livrer car écrire est un acte de trahison . Dans les inconsolables , l’histoire qu’il consacre à sa compagne, il y a d’abord cette mythologie des hirondelles et de la buanderie qu’elle laisse ouverte pour elles, honorée de leur fidélité, puis le peuple des chats du haut (et par conséquent celui du bas), la perte parentale, la phobie des autres et de la voiture, l’amour inconditionnel qu’elle partage en silence avec son écrivain, dans le dénuement— le luxe de ceux qui ont renoncé à l’aisance pour savourer le temps —les confessions au psychiatre, l’effroi devant l’avenir politique qui s’annonce. La ouate et l’autarcie salvatrices, la violence du dehors. La fin de vie, là aussi, la démence de la mère, l’abandon du père— pas de médecin, pas d’hôpital, pas d’urgences, ça ira comme ça —la querelle de qui des deux partira le premier, quand ce sera leur tour. De province est une somme de 15 nouvelles, certaines très courtes (une page, une page et demie) et d’autres plus conséquentes, dans la durée, jamais dans le sujet : les histoires qui me touchent , écrit-il, sont celles de perdantes. De perdantes irrémédiables . Toutes situées entre deux siècles, sans que rien n’ait vraiment changé, ni chez elles, ni dans le monde dans lequel elles évoluent. Qu’elles subissent, davantage. On y trouve des histoires de deuil, de fin de vie à l’EHPAD, de disparues dont on salit la mémoire en s’en moquant encore, de chômage, d’emplois aidés (vos TUCS, c’est du toc !), d’avortements répétés, d’enfants élevés dans la haine de leur mère, d’une terrible désillusion quand on croit voir un visage aimé tant attendu… Chavassieux avait averti, là aussi : enfant, il jugeait les femmes supérieures aux personnages masculins, avant de se rendre compte que la réalité était autre, et qu’elles pouvaient être absolument décevantes, comme eux. La désillusion (encore) est supérieure à l’idéalisation, et c’est là-dessus qu’il construit, d’une petite voix intérieure, l’énoncé de l’ensemble des non-dits qui construisent les relations humaines, celle d’une sœur qui refuse à la sienne de partager le deuil de leur mère, d’une directrice de prison qui refuse à des détenues de voir le fruit de leur travail artistique (sauf en payant), d’une femme— un corps brut de femelle sèche, millénaire, en T-shirt et poignets de force, laide, visage osseux, regard d’une dureté insoutenable —qui le renvoie à (s)es mollesses de vie confortable … Il y a cette clocharde qui le réveille en pleine nuit pour qu’il l’emmène à l’hôpital et qui ne s’en souvient pas le lendemain ( les bonnes actions sont gratuites ), cette jeune fille dont l’entretien à Pôle Emploi n’a fait que renforcer le sentiment d’exclusion, cette plus ancienne qui ne supporte pas qu’on ne l’ait pas retenue pour un festival parce qu’elle a plus de 50 ans et le fait culpabiliser. Il y a Angèle, Inès, Mina, Louise, Solène, il y a cette jeune femme violée en réunion par un grand connard de boucher-charcutier hilare, qui n’aura pour seule possibilité de défense de faire la gueule le lendemain. Les actions se situent en bord de Loire, dans la campagne reculée—on retrouve les prés de chardons deux fois—et quand il fait voyager ses protagonistes aux États-Unis, c’est pour qu’ils se retrouvent dans un diner paumé, avec Tom Waits en titre et fond musical : c’est l’Amérique des autres… On sait depuis l’Affaire des vivants que Chavassieux excelle dans le réalisme et qu’il sait mieux que les autres remonter les secrets de famille, les pathologies collectives et l’extraordinaire puissance de la nuisance sociale. Ce livre articulé autour du suicide et de l’échec pourrait plomber le lecteur s’il n’était pas doublé d’une très forte déclaration d’amour envers les plus opprimées de toutes— je suis moins apitoyé par le sort de mes frères —celle qui existent encore moins que les autres, qu’on gratifie d’un pauvre (Mina) méprisant quand on veut bien les nommer et qu’on humilie jusque dans la mort : celle d’une mère à qui on aurait juste aimé dire je t’aime, une seule fois, une autre à qui on aurait aimé demandé si elle nous avait aimé, au moins. Et puis il y a cette langue archaïque dans le sens le plus noble du terme, qui fait que les récits s’enchâssent et que l’ensemble se lit d’une traite : on dit trop souvent que la nouvelle mène au roman, quitte à ce qu’on retrouve, souvent, dans l’exercice, les mêmes défauts d’écriture (comptez le nombre de fois où l’anaphore est utilisée…) ; ici, c’est le roman qui a mené à la nouvelle, et c’est l’exercice d’un auteur essentiel, dans sa démarche et dans son œuvre . De province, où elles vécurent Christian Chavassieux La rumeur libre éditions (2025)
par Yves Izard 20 mars 2025
Avec cette Saga familiale qui court sur un bon siècle, Leïla Slimani nous entraîne à travers trois générations sur les chemins de l’exil. Et nous découvrons que « le pays des autres » n'est pas toujours celui qu’on croit, comme la solitude est parfois plus cruelle sur son sol natal. L'aventure commence avec Amine, qui est le fils d’un interprète dans l’armée coloniale et qui décidera d'abord de s’engager au début de la Seconde Guerre mondiale dans un régiment de spahis. Échappé d’un camp allemand, c’est en Alsace qu'il rencontrera Mathilde qu’il épousera à l’église en 1945. On le retrouvera dans sa ferme marocaine dont il fera une exploitation moderne au point d’intégrer la bourgeoisie de Meknès. À part Selma, la très loufoque sœur du patriarche qui passera sa vie au Maroc, toute la descendance ira voir ailleurs, et d’abord en France, si la vie est plus belle. Pourtant le roman débute en novembre 2021. Un récit à la première personne, une nuit où la narratrice découvre qu’elle a perdu le goût et l'odorat . Qu’une femme dormait dans son lit et que son sexe n’avait aucun goût. Après la fièvre, elle réalise qu'elle ne peut plus écrire, qu’elle perd la mémoire. Le 22 mars enfin, chez le médecin, elle entend son nom : Mia Daoud . C’est ainsi que la fille aînée de Medhi Daoud entre en scène. Elle est né en 1974 et elle sera la narratrice qui va nous promener dans l’histoire de sa famille comme Gabriel Garcia Marquez nous avait si bien ouvert son monde avec Cent ans de solitude . Car Leila Slimani a choisi d’oublier le temps linéaire pour mieux écrire la complexité des destins dans ce Maroc avec ces « histoires de racines qui ne sont rien d'autre qu'une manière de te clouer au sol » comme dira le père de Mia : « alors peu importe le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu » . Ainsi parle Medhi, brillant élève qui a tourné le dos à sa famille en s’installant à Rabat , en finissant par accepter un poste au Ministère puis à la Présidence du Crédit commercial du Maroc que lui confia sa Majesté le roi, lui si engagé à gauche dans sa jeunesse qu'on le surnommait Karl Marx. Pas facile dans un Maroc où le roi avait rappelé que l’élite économique ne devait sa fortune qu'au bon vouloir du sérail. Une définition comme une autre du « Mahkzen » . C'est par l’histoire de sa déchéance et de dix ans de solitude que s’ouvre la première partie du roman « dans ce plus beau pays du monde » cher à Tahar Ben Jelloun où peuvent surgir des histoires terribles. Pourtant sa femme lui avait bien dit qu’il parlait trop de politique, qu'il critiquait trop le régime depuis quinze ans . Que s’installer dans le quartier des ambassadeurs ne garantissait de rien, et que du coup elle, Aïcha, se retrouvait à plus d’une demi-heure de la clinique où elle était gynécologue ; Elle la blédarde , qui reçoit des patientes pauvres venues de la campagne. Elle qui ira visiter son homme en prison et qui ne comprenait pas comment elle avait vécue auprès de lui comme on vit auprès d'un mystère . Et on retrouve Mia, en seconde à 15 ans au Lycée Descartes, celui des Ministres et des coopérants français , Mia observant les prof qui sentaient bien la chape de la peur et de la propagande et qui ramenaient des produits de France car « il n’y avait rien ici » … alors que les binationaux , qui étaient les hommes, ramenaient des femmes du bout du monde . Mia, elle, qui a découvert qu’elle aimait les femmes va partir à Paris, la ville grise la plus belle et la plus triste du monde où sur sa ligne 13, malgré ses cheveux crépus, avait peur des maghrébins ! Elle finira à Londres où ici un arabe peut conduire une Maserati sans qu'on le prenne pour un dealer, où l’argent est un monde en soi, où la race et le Genre se dissolvent dans le nombre des zéro . Quant à Inès, la benjamine s’amuse d’abord dans la boutique de sa tante Selma qui l’adorait et ruminait son rêve perdu du destin new yorkais en portant des chemisiers transparents à imprimé Léopard avec des jupes en cuir prune et des Santiags . Inès qui fera son éducation sentimentale avec son prof de théâtre qui la traite de salope et de pute quand elle décide de le quitter pour faire médecine . Elle retrouvera à Paris sa sœur pour la Coupe du monde de football 98. Paris en ébullition avec un record de vente de bière, les fontaines de la ville jaunes de pisse ! Avec la foule qui crie Zidane Président , drapeaux algériens et palestiniens, pas comme à Rabat où notre mère disait que ça allait dégénérer . Pourtant la désillusion vient vite, Inès se sent bientôt en danger comme au Maroc avec sa police . Et puis il y a Selim le photographe, parti à New York qui s’amusait de ses identités mouvantes en arpentant le quartier arabe jusqu’à 50 ans ! Qui écoute son coiffeur lui dire que dans l’avenir ce pays ne nous aimera pas . Selim déstabilisé après la visite de son père Amine que Mathilde avait réussi à traîner jusqu’à New York et sa cinquième avenue ; Malaise avec ses parents dont se moque son amie Cynthia, cette girafe blonde , la femme à la tête de chat comme pense Amine qui fait promettre à son fils héritier de prendre un billet retour. C'est ainsi, à son grand dam, que Selim sera exclu de ce moment unique : l'attaque contre les tours du World Trade Center qui avait eu lieu le jour des obsèques de son père. Plus tard il se rappellera les mots de Bilal, son coiffeur marocain : Peut-on être à la fois d’ici et de là-bas ? Une phrase sans réponse qu'aurait pu méditer le reste de la famille le jour des funérailles de Medhi ; si la foule était bien présente pour le banquier déchu, ce fut pour des obsèques musulmanes qui ont désolé ses filles Mia et Ines, tout comme sa veuve Aïcha . J'emporterai le feu Leïla Slimani Éditions Gallimard (2025)
par Claude Muslin 19 mars 2025
Beyrouth. Janvier 2010. Hussein, barman, se demande « qui est cette fille qui danse seule le soir après avoir avalé quatre doudous » . C’est Alice, jeune journaliste reporter, toujours volontaire pour des reportages « sur le terrain » . Quand l’histoire est en train de s’écrire, Alice veut être là. Aidée par Paul, son ancien professeur, correspondant pendant plus de quinze ans à Beyrouth, Alice part au Liban, lasse d’attendre une potentielle embauche dans un journal. Elle parle (un peu) l’arabe, ce sera facile de s’intégrer. De son père algérien, Rabie, éditeur, grand lecteur, elle héritera de cette envie de lire. D’écrire. De comprendre le monde. Elle n’a que 15 ans quand il est mort. Sa mère Lydia, protectrice, maternelle, reste l’unique lien familial d’Alice. Seule et déterminée, Alice se demande « comment se raconte une révolution ? » tout en sirotant une bière au fond d’un bar et en peaufinant ses interviews pendant la nuit. Elle apprend vite. Ses premiers refus de reportages sont commentés par son ami Paul : « les journalistes racontent ce qui se passe, c’est en cela que consiste leur métier. L’analyse, c’est le travail des chercheurs. » Quant à Bassem, un collègue journaliste, il la défie : « Il questionne cette prétention à vouloir couvrir l’actualité d’un pays mieux que ceux qui y vivent. » Bassem. L’idéaliste. L’amour au coin des yeux quand il embrasse du regard le visage d’Alice. Idéaliste mais réaliste : « la révolution, c’est plus profond que sortir dans la rue (…) C’est le combat de plusieurs générations. » Et imprudent, quand il fait l’amour avec Alice « hors mariage » … Beryrouth, Le Caire, Alep… toujours plus vite, toujours ailleurs. Alice fuit d’un pays à l’autre, et se fuit elle-même. Son pays d’origine, l’Algérie, elle ne le connaît pas. C’est la rencontre avec Ilyes, un jeune migrant algérien, à la recherche de sa mère dont il est soudain sans nouvelle (elle lui avait dire à jour : « nous aussi on aura une vie de télévision » ) qui va lui offrir l’occasion de nouer avec le pays de son père une relation toute neuve. Le 2e roman d’Hajar Azell est un roman patchwork. Rêves – Révolus – Révolutions, les trois chapitres tissent les récits de vie des protagonistes de Paris à Oran en passant par Beyrouth, Le Caire et Alger entre 2010 et 2013. Y sont abordés les rêves et les désillusions que le Printemps arabe a fait naître dans chaque pays où il a fleuri ; le métier de journaliste reporter ; le rêve des migrants et la quête de sens de sa propre vie. L’écriture est journalistique, des phrases courtes, tout en détails visuels qui donnent vie à l’ensemble. Vivement le 3e roman. Le sens de la fuite Hajar Azell Éditions Gallimard (2025)
par Florence Monferran 14 mars 2025
Les routes de la soif, voyage en Asie Centrale avec Cédric Gras Dès les premières phrases, le ton est donné, le décor posé : une route cabossée, des passagers ensommeillés, des pêcheurs clandestins s’échappant dans la nuit au bord de ce qui reste de la Mer d’Aral, côté Kazakhstan. Cédric Gras nous embarque d’emblée pour une longue traversée des steppes de l’Asie Centrale jusqu’aux glaciers du Pamir. Nous voilà plongés au cœur de paysages aussi éblouissants qu’inhospitaliers, d’enjeux économiques, géostratégiques, humains. Son œil de géographe, son expérience de l’Eurasie, sa plume l’inscrivent dans une lignée d’écrivains-voyageurs. « Un voyage à rebours, d’une mer disparue à sa genèse glaciaire » remonte ce qui était le delta du fleuve Amou-Daria jusqu’à ses sources himalayennes. Le périple, long de 2800 kms, est d’abord observation du scientifique, « une quête des eaux, un voyage de sourcier » . Depuis les années 1960, la Mer d’Aral ne cesse de s’évaporer. Elle a disparu à 90% aujourd’hui. Son assèchement tient à l’épuisement de l’Amou-Daria, l’immense fleuve endoréique (1), pompé pour l’irrigation des pays arides qu’il traverse. Il finit là, fantomatique. Toute l’Asie Centrale, aux plaines nues et sans nuages, est quadrillée de canaux dérivant ses eaux. « Une vraie plomberie à ciel ouvert » assure cultures et autonomie économique de ces ex-républiques soviétiques. A Moynaq, qui fut le port le plus florissant de la mer d’Aral, « les dernières carcasses [des grands chalutiers de pêche] gîtent dans les dunes de sable » , décor apocalyptique pour touristes et influenceurs. Puis les noms s’égrènent, parmi les contrées les plus hostiles de la terre. Nous apprenons de ce voyage les noms de capitales inconnues, Noukous, celle du Karakalpakstan, Kiptchak, où il pleut une fois par an, les oasis agricoles comme celle d’Ourguentch où le fleuve n’est plus qu’un entrelac de bras au milieu des champs de coton et de riz. En Ouzbékistan, la route toute droite nous donne avec lui « un vertige horizontal dans le vide du pays » . Nous sommes confrontés à l’hermétisme du désert de Karakoum et surtout du Turkménistan qui l’abrite. Pays de dunes et de pierrailles, il recèle d’immenses champs de gaz. Nous nous habituons peu à peu à un vocabulaire, des orthographes inaccoutumées. Nous nous nourrissons de langman et de plov, de chachliks, au milieu des saxoubs plantés par milliers et des barkhanes (2). Après avoir passé tous les barrages policiers de ces pays loin d’être émancipés des pratiques anciennes, pointe la frontière afghane. Le voyage se poursuit côté Tadjikistan. Il touche à son but pour ces alpinistes chevronnés, qui ont « bouffé du désert » pendant de longs mois : explorer le 3 e pôle, les glaciers de l’arc himalayen, ses torrents tumultueux à traverser, le barrage de Nourek à atteindre, longtemps le plus haut du monde. L’Amou-Daria n’est plus que sources multiples. La fonte du plus long glacier du monde, le Fedchenko (77 kms), les alimente. Depuis la vallée du Bakhtang, dans un autre désert, minéral celui-là, de longs jours de marche les attendent, sur une piste bordée de précipices. « Aucun sentier, aucun repère, aucune trace humaine » . Au 8 e jour, le plateau glaciaire offre ses paysages éblouissants. Le but atteint, « Tout le monde est serein. C’est un aboutissement pour tous » . Le récit s’achève là, net. Mais il va bien au-delà. A travers cette expédition, Cédric Gras, accompagné du réalisateur de documentaires Christophe Raylat, « prend le pouls du monde » . Il questionne et documente des thématiques d’une actualité brûlante. « Nous remontons la piste de l’eau, la filière de la soif, l’origine de la vie » . Ces républiques riveraines, englobées dans l’URSS, n’étaient point rivales. Complémentaires, elles s’échangeaient les denrées. Aujourd’hui concurrentes, elles mènent une lutte pour leur survie. Mais leur coton et leur riz pousse au détriment de tous ceux en aval d’eux. Inquiétude de tous aujourd’hui, l’Afghanistan construit aussi en amont son canal, de Qash Tepa, pour se préserver des famines. Une guerre de l’eau est possible, une catastrophe écologique est certaine. Le sel imprègne les sols, lessivés… à grandes eaux pour répandre pesticides et fertilisants de synthèse. Dès le protectorat russe fin XIXe siècle, les tsars pensent à inonder les steppes. Les Soviets (plan Staline puis Khrouchtchev) l’ont fait. Ils ont même songé à ensemencer les nuages pour faire pleuvoir. Tous les grands projets hydrauliques sont despotiques, dans l’histoire humaine. Un doute s’insinue chez Cédric Gras sur l’intérêt de ses observations : « Pour être honnête avec soi-même, voyager ne procure que peu de réponses sans documentation annexe, préalable ou consécutive » . Pourtant, il nous renseigne directement depuis le terrain sur les (dés)équilibres de cette région, qui forme un véritable continent intérieur à l’Asie. Il documente ses républiques autoritaires, la présence policière partout, les Chinois aussi, et un formidable matériau : l’humain, donnant parole et corps à ses interlocuteurs, d’Ali à Rafsan, jusqu’à Anatoli, guide des glaciers. Son doute sur le sens du voyage se renforce au vu du tourisme de masse qui progresse, notamment en Ouzbékistan. Quelle part les explorateurs ont-ils pris, ouvrant la voie ? Khiva, Boukhara, fournissent des « décors de rêve pour touristes 5.0, en voie de folklorisation avancée » ployant sous les souvenirs camélidés et les hôtels-caravansérails. Le voyage à rebours, de la mer aux origines, se voulait à l’écart justement de ces routes touristiques empruntant les pas de Marco Polo. Pourtant, l’auteur est lui aussi saisi par les vestiges d’une histoire très ancienne, multiculturelle, jusqu’à très contemporaine, de ces contrées. Il rallie « les mythiques cités » . Khiva, à la frontière turkmène, se dresse à l’intérieur de ses remparts de boue séchée. Rasée par Gengis Khan, plaque tournante du commerce d’esclaves au XVIe siècle, ses céramiques murales, ses dômes, sa medersa subjuguent tout visiteur par leur éclat. Cédric Gras n’atteindra par Merv contemplée par Alexandre le Grand, et ses cités enfouies, rasées par les Mongols. Arrêté par la police au Turkménistan, il poursuit quand même jusqu’à Turkmenabat, où il retrouve l’Amou-Daria, « frontière mythique entre les mondes antiques » . Côté ouzbek, Boukhara prospère aujourd’hui au milieu des champs de coton et des vergers. Là encore, la beauté des lieux, la richesse des dynasties (hellénistiques, perses, turques) qui s’y sont succédées le captivent. Dans la région de Bactriane, se dessinent les premiers reliefs et l’Amou-Daria retrouvé. « C’est le fleuve originel, presque sauvage, qui coule sous nos yeux, tel que l’a contemplé Alexandre le Grand » qui y épouse Roxane. Termez, « cette lisière d’empires » à la frontière de quatre pays actuels fait rêver tout voyageur (3). Et Cédric Gras de lâcher, comme un aveu : « Qui n’est pas fasciné par l’épopée des steppes, les batailles homériques, les terres abreuvées de plus de sang que d’eau ? les rives de l’Amou-Daria sont hantées de civilisations perdues » . Marco Polo, dont l’ombre tutélaire plane aussi sur ce périple, a été le premier à passer dans le massif du Pamir, dans cette vallée resserrée de défilés étroits. « Le regard perdu et le soir tombant, je crois un instant le voir cheminer sur une sente aérienne » . Matthieu Tordeur, jeune aventurier polaire, rejoint l’expédition au Tadjikistan. Il propose de faire des stories sur Instagram, « c’est plus dans les livres que ça se passe aujourd’hui (…) Ce sur quoi il n’a pas tort » . Mais aucun instagrameur ne saisira une photo, une story de 2800 kms de long, 248 pages, des centaines de personnes rencontrées, des saxoubs et des barkhanes, des glaciers géants en figurants. Magie de la plume, elle fixe tout cela en une seule vision. Là-haut, « des rougeurs éphémères embrasent les mosaïques de séracs. L’ombre grignote peu à peu les dernières flèches dorées par le couchant » . Souhaitons avec lui une nouvelle aube. Car l’Amou-Daria, un des quatre fleuves du Paradis selon le géographe Ibn Battûta, pourrait bien se tarir aussi avec le réchauffement climatique. L’enfer est à ses portes. (1) Endoréique, l’Amou Daria se jette dans les terres, la mer d’Aral étant une mer fermée (2) Langman : soupe de grosses nouilles servies partout en Asie Centrale ; plov : riz, carottes et coriandre ; chachlik : brochette de viande marinée ; saxoub : buisson poussant dans la steppe ; barkhane : dune de sable (3) Ouzbékistan, Afghanistan, Turkménistan, Tadjikistan Les routes de la soif Cédric Gras Éditions Stock (2025) Il a reçu le prix Albert Londres du livre pour Alpinistes de Staline (Stock, 2020)
par Marie-Ange Hoffmann 10 mars 2025
L’Invention de la mer est une œuvre bien singulière sortie de l’imagination foisonnante et raisonnée de Laure Limongi, autrice aux multiples préoccupations primordiales que sont la mer (elle est née en Corse) avec ses mystères et ses nombreuses créatures qui l’habitent ; les enjeux sociétaux et environnementaux de notre terre ; les langues et la littérature, outils de transmission. Ce livre est à la fois un roman, un essai, un conte poétique qui nous entraine dans un nouveau monde en 2123 où, pour une question de survie face au Grand Emballement , l’espèce humaine a opéré une mutation par hybridation avec l’espèce aquatique. C’est ainsi que nous revenons aux origines maritimes de l’être biologique ! En scène, une narratrice mi-humaine mi-poulpe, Violeta Benedetti-Ogundipe, pour sûr l’alter-ego de l’autrice, a la tâche de traduire et de commenter pour nous, les obsohumains du XXIe siècle passé, deux romans de ses contemporains : le premier est celui d'une chimère cachalot, Gina de Galène qui perpétue la mémoire de son peuple avec tendresse et une grande résilience, le deuxième celui d'une chimère crabe, Ménippe Zahlé, qui raconte son parcours initiatique avec beaucoup d'humour et de poésie. Gina la chimère cachalot nous conte l’histoire jonchée de morts et de tortures infligées à son peuple par les humains. Elle ne cherche jamais à condamner malgré la cruauté, ses mots sont remplis de douceur et de bienveillance, son art de la transmission renvoie aux chants mélodieux et profonds des baleines et des cachalots. Ménippe, lui, prototype du crabe doté des sens remarquables de la vue et de l’odorat, est bagarreur, tourmenté par une fringale inextinguible ; il a été mercenaire, taulard, drogué. Il cherche du sens à son parcours et le trouve dans la luchaeira , une forme de danse-combat qui tient à la fois de la lucha libre , le catch mexicain, et de la capoeira , qui esthétise le combat en danse non violente. S’ajoute à cette pratique sportive une dimension littéraire et spirituelle sous la forme d’improvisations poétiques. D’où l’importance de la création littéraire ! L’autrice pointe le doigt sur les risques de notre modèle d’appréhender notre vie sur terre, de détruire nos ressources, persuadés que nous sommes de notre toute puissance, de notre soi-disant monopole de la conscience. Il est urgent de repenser notre rapport aux animaux, à la nature, aux humains. Alerter et éveiller nos consciences à la réflexion sur le sens du vivant, voilà le dessein de l’autrice. Mais ce récit n’est pas culpabilisant, encore moins moralisant. Ce n’est pas une dystopie angoissante. Mais bien plutôt une utopie inventive, d’une grande richesse, d’une magnifique liberté. … on a constaté que le désir d’histoires, lui, n’avait rien d’accessoire. Il est, au contraire, un besoin. Sans histoires, note imagination s’étiole, et surtout, il devient impossible de penser le quotidien. Mais aussi de se projeter, d’échafauder l’avenir. À l’instar de ses personnages hybrides, la forme d’écriture, elle-même hybride, polyphonique, est troublante et raisonne en nous comme les courants dans l’eau. Exemple tiré du lexique en fin de livre : PÉRILLANTS : mot-valise tout d’abord composé de « Périlleux » et « Pullulant » afin de désigner la multiplication des êtres humains, à l’ère industrielle, pendant ladite « chasse à la baleine ». Puis, après les années 1980, le mot-valise a évolué en « Périlleux » et « Polluant », car si avec l’avènement du pétrole, l’intensité des chasses a baissé, c’est devenu le temps des pollutions diverses, plastiques, hydrocarbures, sonores… Ajoutons que l’aspect scientifique est très documenté et repose sur des recherches très poussées. Le livre se referme sur un cahier de poèmes olfactifs , tout à fait étranges et improbables, composés par Ménippe l’hybride crabe, comme une partition de séances d’odeurs et traduits en français pour nous par Violeta. Au début du livre sont posées les questions : COMBIEN Y A-T-IL DE LANGUES POUR L’APRÈS ? Qu’est-ce qu’une épithète cétacée ? connaissez-vous l’argot crustacé ? comment la poésie est-elle une réponse aux outrances capitalistes ? …Vous ne vous posez pas encore ces questions, pourtant cruciales ; je vais tenter d’y répondre quand-même. Il ne reste plus qu’à espérer que la tentative de réponse n’aura pas été vaine ! L’Invention de la mer Laure Limongi Éditions Le Tripode (2025)
par Alice Fliniaux 9 mars 2025
Petite barque sur fond bleu. La mer rejoint le ciel au loin, pas une ride à la surface de l’eau, tout est calme et paisible. Cadre de bois clair. Sous-verre. Quelques reflets. Mur blanc immaculé. Assise au bord du lit métallique, hagarde, pieds nus sur le carrelage froid et lisse, je regarde fixement le petit tableau coloré, seul échappatoire dans cette chambre sans issue. Je ne quitte pas des yeux la barque vide. Souffle de la climatisation dans mes cheveux. Lumière des néons sur ma peau. Ronronnement de la télévision qui me berce en continu. J’ai fait tellement de fois le tour de cette chambre pour tenter de m’en dégager. En vain. Ça va aller, m’ont-ils dit. Ça va aller. Hier Je marche sur cette plage à perte de vue, temps lourd et gris, le vent marin emmèle mes cheveux, me fouette le visage. Pieds nus sur le sable tiède, je marche. Les vagues claquent sur le rivage, les mouettes volent bas, tentent de remonter le courant. Je marche sans savoir où je vais, je marche pour m’apaiser, apaiser mon coeur lourd comme le ciel. Je marche pour sentir les éléments, sentir ta caresse dans le vent, sentir tes baisers dans les embruns salés, sentir ton parfum, l’eau sur la roche, entendre ta voix lointaine dans le grondement des vagues qui roulent, je marche pour rester en vie malgré les pierres dans mon ventre. Je marche en direction du phare et peut-être plus loin encore. Je marche front bombé, yeux plissés, poings serrés, dos courbé. Je marche face au vent, ce n’est pas moi qui m’arrêterai. Nous avons un contentieux à régler tous les deux . Je ne cèderai pas Je marche pour tenir debout, pour affronter, pour m’affranchir. Je marche car la vie est mouvement. Si je m’arrête, je sombre, je disparais moi aussi. Je marche de rage, je cherche la vie, elle a des comptes à me rendre. Je cherche un responsable. Je marche des jours durant, je bataille. La mer m’a pris mon Amour, un jour de grand calme, il a suffit d’un grain, le vent qui se lève soudain et tournoie, la petite voile qui se plie au large, la coque qui vacille, les vagues gourmandes. J’imagine car on n’a jamais rien retrouvé si ce n’est quelques lambeaux de toile déchirés venus s’échouer sur les rochers, quelques bois flottés, mais pas de corps. La mer était pourtant calme ce jour là. On ne t’a plus jamais revu. Depuis j’arpente la plage. Pas un jour où je ne sois là. J’attends que la mer te rende à moi. Petite plume, arc-en-ciel, galets polis, grains doux sont autant de signes de toi. Tu me parles, tu es là, ton corps sans doute éternellement balloté dans les flots mais ton âme accrochée, amarrée à ce petit bout de côte. Parfois je m’allonge sur le sable, je me noie dans le ciel, mon corps roule jusqu’à la mer, j’aimerais m’abandonner à elle mais je n’y arrive pas, l’eau fraîche sur le bout de mes orteils m’attire et me terrifie, familière et étrangère, compagne et voleuse d’homme, affreuse gorgone . Ici certains m’appellent la folle mais je ne suis pas folle, non, je ne le crois pas. Je ne peux vivre sans toi, c’est tout, je refuse d’accepter, de me faire à l’idée, de renoncer. Qui n’a jamais aimé vienne y redire quelque chose. J’attends que la mer te rende à moi, qu’elle me rende ce qu’elle m’a pris, le grain de ta peau contre la mienne. Je marche volontairement sur de petits coquillages acérés, écrase rageusement avec mes pieds de craquantes moules pourpres et noires, je les broie entre mes orteils, je me coupe, un peu de sang jaillit et rougit le sable, je le regarde un moment se propager, je ne sens pas la douleur, je ne la sens plus depuis ce jour de septembre. J’aimerais l’éprouver, qu’elle me fasse oublier celle qui me ronge, le manque de toi, ton insupportable absence. Mais rien. Je regarde le sang couler, mes pieds à moitié ensevelis dans le sable. Rien. Quand la fatigue devient trop grande, quand mes jambes refusent d’avancer encore, je capitule, genoux à terre, j’empoigne alors des milliers de grains de sable, je les laisse perler entre mes doigts un moment, hypnotisée, je m’en remplis la bouche, les sens crisser entre mes dents puis les recrache, je m’en frotte la peau, vigoureusement, essaie de sentir quelque chose, le rèche, le rude, je frotte mon visage, des petits grains s’infiltre dans mes yeux, c’est seulement alors que je pleure. Sinon, je ne sais plus. En fin de journée, quand le vent s’essoufle, quand le soleil caresse l’horizon, je m’assois face à la mer rouge rosée, apaisées, épuisées, elle comme moi, personne n’a gagné, tout est à rejouer. Demain. À nouveau. Je ne sais plus si c’est une bataille ou un acte d’amour, si je la repousse ou si je m’y fond. Je divague, je vacille, mes yeux se ferment et je m’endors là tout au bord, je sens que tu n’es pas loin, je me love dans tes bras, je m’abandonne enfin. La lune claire et tendre veille. Chaque nuit passée sur le sable te ramène à moi. Qui peut dire finalement ce qui est réel, ton absence le jour, ta présence nocturne ? Je deviens folle peut être. Non, je ne le crois pas. Je ne sais combien de temps passe ainsi à arpenter la plage, des heures, des jours, j’y trouve une raison de continuer à vivre. T’espérer, te renifler, te sentir, goûter ton absente présence, affronter le vivant, les éléments, vivre les questions à défaut de trouver des réponses. Ce matin Réveillée par des mots chuchotés dans le jour qui se lève, gestes contenus, gyrophares au loin. Embrumée de rêves, je ne comprends pas tout de suite. Ils m’enveloppent d’une couverture chaude, me font avaler quelques gorgées de café, une poignée de petites pilules. Nous venions de passer la nuit, toi et moi, nichés au creux des rochers. Je sens encore la douce chaleur de tes bras, l’ambré de ta peau, les battements apaisants de ton coeur. L’inquiétude m’envahit. Une paire d’yeux posés sur moi. Tendres et désolés. Mots couperets. – Il faut être raisonnable. Silence. Regard enveloppant. – Il ne reviendra pas, vous comprenez ? La mer ne vous le rendra pas. Mais ça va aller maintenant, on va prendre soin de vous. Ça va aller . Alice Fliniaux
par Lisa Guilhem 3 mars 2025
La jeune fille contemple l’immensité de la mer. Face à elle, les vagues sont assujetties aux souffles du vent. Le grondement des vagues est comme le hurlement qu’elle n’arrive pas à faire entendre. Les larmes coulent sur ses joues ; elle pleure sur cette injustice, sous le poids des mots malveillants qui accaparent sans cesse son esprit. Un mot, une insulte, répétés, martelés. Un petit grain de sable de rien du tout qui devient bourrasque, qui vient balayer toute son identité. « Toujours à mettre ton grain de sel partout ! », « T’es grosse », « Tu as une tête de fouine », « Tu t’habilles comme ma grand-mère », « Tu n’as toujours pas changé de prénom ? » Les railleries de ses camarades de classe la hantent. Elles sont comme des échos qui résonnent en elle inlassablement. Elle n’en peut plus. Après chaque fin de cours, Nérina se hâte de sortir du collège. Lorsqu’elle dépasse le grand portail, elle se sent libérée d’un poids. Après seulement quelques minutes de marche rapide, elle se retrouve sur la plage. C’est la sérénité de ce paysage qui la réconforte chaque soir. Elle cale son souffle sur le rythme du murmure des vagues et, petit à petit, les battements de son coeur ralentissent. Puis elle vérifie une énième fois que personne ne l’observe ou que ses bourreaux ne l’ont pas suivie, se change, une serviette enroulée autour de son corps. Puis elle se jette dans l’eau, laisse son corps bouger au bon vouloir des vagues et s’abandonne aux sanglots laissant ses dernières larmes chaque jour saler un peu plus la mer. L’eau glacée la ragaillardit. Ensuite, elle plonge sous les rouleaux des vagues, et nage jusqu’à ne plus en avoir la force. D’habitude, c’est le seul moment où elle ne pense plus à elles. À Louise et son groupe de copines. Elle n’entend plus leurs voix suffocantes, ni leurs rires suffisants. Elle ne voit plus le visage des filles qui la harcèlent. D’habitude, elle est juste là : entre le ciel, la mer et tous les grains de sable. Mais aujourd’hui, le rivage peine à la distraire de son cauchemar éveillé. Aujourd’hui, Louise l’a attaquée physiquement. Elle ne l’a pas vue arriver. Une gifle. En plein couloir, entre la salle de SVT et la salle de français. Elle marchait simplement. Personne n’a pu observer la scène car Louise prend grand soin de l’attaquer verbalement sans témoins, à part ses trois acolytes. Aujourd’hui aussi, Louise a assailli Nérina lorsqu’elle se trouvait seule. Elle ne souhaite pas ternir son image d’élève modèle. Nérina n’a pas réagi. Elle est restée muette face à tant de méchanceté. Elle n’a pas pu bouger pendant de longues secondes. Depuis, elle ne dort plus, ne sourit plus, mange peu, et ses notes sont en chute libre. Nérina se raccroche seulement à sa parenthèse de sérénité après les cours. Chaque soir, elle a son moment de paix, que la mer soit calme ou agitée ou en dépit des intempéries, Nérina se jette à l’eau. Et sous l’eau, elle libère les cris contenus en journée. Durant plusieurs semaines Nérina supporte les violences mais un matin, elle est à bout. Elle ne veut plus subir. Elle ne veut pas être spectatrice, elle ne veut plus vivre dans cet état. Elle ne veut plus être passive. Elle se décide en quelques secondes. Elle entre dans le bureau du CPE et fond en larmes. Entre deux sanglots, elle réussit à lui expliquer la situation : la peur qui la tenaille nuit et jour, sa tristesse, son envie de quitter le collège. Non, elle n’en a pas parlé à ses parents, parce qu’elle a peur de lire la déception dans les yeux de son père et la peur dans les yeux de sa mère. Non, elle n’en a parlé à personne d’autre. Dès le lendemain matin, Nérina se retrouve dans le bureau du CPE avec ses agresseurs. Après quelques explications, Louise lance : « Il fallait nous le dire si cela te blessait, tu ne nous as jamais demandé d’arrêter. Ce ne sont que des blagues. » Nérina reste médusée. Elle ne sait que répondre. Elle n’entend pas les paroles du CPE. Elle se lève quelques secondes après les filles et sort du bureau. Mais le jour d’après, plus rien. Ces filles qui la détestent, qui l’humilient sans cesse, ne la regardent plus. Elles cessent de la harceler. Nérina revit. En classe, elle recommence à lever la main. Elle n’est pas persécutée lors des interclasses ou à la cantine. Elle se sent immensément soulagée. Elle va pouvoir finir l’année tranquillement. Nérina recommence à sourire, à apprécier les week-ends en famille. Il fallait simplement en parler à un adulte. Elle retrouve chaque soir son coin de sérénité et apprécie d’autant plus le moment présent. Malheureusement, son calvaire refait surface une semaine après. Ses persécutrices se déchaînent encore plus violemment que les autres fois. Elles lui crachent dessus, la poussent par terre, lui jettent de l’encre ou lui arrachent les cheveux. « Si tu le dis au CPE, je te garantis qu’on te fera subir bien pire ! Et en plus, on s’occupera aussi de ta petite sœur » , lui lâche Louise un soir. Un lundi, deux mois après la première gifle, Nérina ne ressent plus son corps, c’est comme si elle plongeait dans un abîme. Sa vision se trouble et un bourdonnement l’empêche de réfléchir. Ce sont ses jambes qui la portent, telle une automate, vers le lieu où elle se sent le plus en sécurité. Le lieu qui la réconforte depuis plusieurs mois maintenant. Nérina esquisse un léger sourire. Le soleil printanier a réchauffé le sable. Elle sent la chaleur qui s’en émane sous ses pieds nus. Une légère brise vient l’entourer comme pour la protéger. Les vagues sont déchaînées, mais pour Nérina, elles sont un refuge. Tout doucement, elle s’enfonce dans l’eau salée. Elle est là où elle doit être, tel un grain de sable. Et Nérina plonge dans les vagues, une dernière fois. Lisa Guilhem
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