C’est un vrai livre de philosophie que nous propose Florence Monferran avec son Vin par tous les temps, dans la mesure où l’historienne (de formation, passée du sombre des années 30-40 au vivant, au meilleur) s’interroge autant sur le temps en tant que concept mais aussi décline ses acceptions, celui de l’Histoire, de la météorologie, d’un espace-temps qu’elle questionne, refusant l’image figée qu’on confère à la vigne en sollicitant ses régions, ses cépages, les couleurs, les formes de bouteille, etc.
Elle enracine un thème—le vin, la vigne—dans l’Histoire, puisqu’il s’y prête, mais interpelle le présent tout autant que les renouvellements en cours. La vigne, c’est l’Art du temps, explicite-t-elle, un objet culturel qui renvoie à des saveurs antiques : le chapitre cathédral de Maguelone n’est-il pas considéré comme seconde église après Rome ? Elle tend des ponts entre le temps, Florence, s’intéresse à une domestication de la culture de la vigne, en Languedoc—terre pionnière, rebelle, ouverte à toutes les cultures—vieille de 11000 ans quand on la croit récente dans le domaine, sollicite Héraclite : au même titre qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne goûte jamais deux fois le même vin, suivant qu’on se situe dans un endroit ou dans un autre, avec parfois peu de distance.
En philosophe, c’est par l’arché—l’origine—qu’elle explique l’évolution des vignes, avant les Grecs et les Romains, va chercher des cépages en Gaule, des vins des Phocéens datés du VIe s. avant notre ère, parle du plus grand cépage du Languedoc, porteur d’histoire et de renommée, dit des Anciens qu’elle-ils—travaille-ent—à conserver la même minutie qu’eux. Sans chimie de synthèse—juste du soufre contre l’oïdium, notre bête noire. Elle pourrait accabler le présent si elle n’était pas profondément de nature optimiste : selon le constat du IPBES, le GIEC du vivant, il ne reste plus que quelques années pour changer de trajectoire. Cite, entre (beaucoup) d’autres, Aurélien Barrau quant à la capacité sidérante qu’a l’homme de ne tirer aucune leçon de la factualité la plus violente, s’appuie sur un calendrier vigneron—l’hiver, la nature en sommeil ; rien ne vaut la taille de mars ; l’été, toutes les craintes…—toujours plus en décalage pour défendre sa vision atypique du slow wine, fondée comme aux Clos de Miège, son domaine, sur la veille sur la maturité, la quantité, le soin, l’équipe, le patrimoine. Elle parle de vendanges thaumaturges, miraculeuses dans tous les sens du terme, constate un écart d’un mois en dix ans sur la fin de la première.
Mais elle ne se plaint pas, rappelle que ce qu’il y a dans le vin, c’est avant tout du raisin, du raisin et du travail. Et se pose, entre Maurice et Hortense, ses contenants, en héraut de l’Hérault, défendant la culture bio—le bio, ça vient naturellement, c’est l’appel du terroir—son rôle protecteur lentement reconnu, son image sortie des soixante-huitards (pourtant essentiels sur le sujet), sa philosophie, une fois de plus. Vante le retour à une grande vertu, l’observation, l’acte individuel pour le bien commun. On est en pleine réflexion, qu’elle illustre, à chaque chapitre, par des emprunts divers, de Deltheil à Colette, de Heidegger, dans l’être-étant, à Dionysos, évidemment, pour finir.
La nouvelle donne ampélographique (liée aux cépages), le fait qu’on cultive jusqu’à l’île de Groix ou du vin orange en Géorgie (elle précise néanmoins qu’un visiteur débarquant de la fin du Moyen-âge ou de la Renaissance ne serait pas dépaysé) n’empêche pas la régionale de l’étape de vanter les atouts de ses terres, des vignes en franc de pied, des vins légers, vers Sète et Agde, des vins de sable, convoquant Brassens et Valéry. Des vins de l’arrière-pays, aussi, dans la reconquête viticole, du noyau Minervois-St Chimian- Fougères, des vins d’un Gard patrimonial et hédoniste. Elle parle des femmes du vin, celles qui collaborent avec la terre, disait Yourcenar, explique à demi-mots qu’elles doivent toujours démontrer leur expertise, cite Pascaline Lepeltier, passée de la philosophie à la sommellerie. Comme la vigne l’a emmenée vers la philosophie, Florence. Il faut ça pour prendre la démesure du temps, énonce-t-elle. Ça n’est pas le double effet de l’anaphore et de l’antiphrase (« non, je ne dirai pas », p. 242) en dernière partie d’ouvrage qui va la décourager, au point où elle en est. On imagine qu’elle a fabriqué ce livre avec autant d’amour et de patience qu’elle met à suivre et libérer un cru. Ça tombe bien, c’est un livre qui se déguste. A petites gorgées et sans modération.
Le vin par tous les temps
Des racines et des raisins à l’horizon 2030
Florence Monferran
BBD Éditions (2024)
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