FESTIVAL DU LIVRE DE SÈTE

16e AUTOMN’HALLES

DU 24 AU 28 SEPTEMBRE 2025

LE BLOG DES AUTOMN’HALLES

par Yves Izard 22 août 2025
Curieux hasard que de jeter un œil sur la série Napoléon avec Christian Clavier au cœur de l’incendie de Moscou alors que je venais d’entamer le livre d’Emmanuelle Favier La part des cendres où un fonctionnaire de l'Empire, Henri Beyle — qui n’est pas encore Stendhal — déambule dans Moscou qui flambe .. Et ce Napoléon là, ivre de rage après cette victoire décevante ne sera que le premier personnage illustre de ce roman foisonnant. Cette fresque monumentale couvrira deux siècles de tumultes où l'on va croiser tant les monstres de l'Histoire que les héros anonymes et les écrivains en devenir, tant les œuvres d'art les plus inestimables, naviguant de célèbres musées en caves introuvables, que les trésors modestes cachés comme un secret de famille au gré des guerres et des spoliations. Ainsi en juillet 1815, les cosaques font de nouveau résonner fièrement leurs sabres sur le pavé parisien, c’est un cliquètement … comme la scie de la défaite impériale , tandis que les chefs-d’œuvre européens quittent le Louvre , comme si le sang de l'éphémère musée Napoléon s'écoulait en rigoles aux quatre coins de l’Europe . Quelques mois plus tard c’est l’Autriche qui rend à Venise ses chevaux de St-Marc saisis par Napoléon à la fin du siècle précédent. Mais Venise n'est plus. Les beaux chevaux d'airain reviennent mais ils ne sont plus eux mêmes d'avoir été jugulés par les brides du Corsicain ; Comme les êtres, les objets gardent en mémoire qui s’empilent et sédimentent les humiliations subies . Ainsi voyagent les œuvres, ces objets, las de servir de monnaie d’échange à la médiocre gloire des hommes écrit Emmanuelle Favier dans une langue engagée et précise qui raconte l’Histoire à hauteur d'hommes et de femmes si l'on peut dire. Car voilà que Cinq ans après que Moscou a léché ses plaies napoléoniennes , nous découvrons Sophie à travers la forêt russe qui lui fait ses adieux . Elle part rejoindre son Père Fiodor à Paris et profite de ce voyage pour écrire, entre deux chaos , son journal intime dans un français élégant, de nouveau en odeur de sainteté dans la bonne société russe ; un manuscrit qu’elle cache dans un coffret dont on suivra l'itinéraire, comme un fil conducteur du roman à travers sa descendance russe à Paris, et qui finira entre autres, par rendre célèbre la Comtesse de Ségur qu'elle était devenue ! Pendant ce temps à Sébastopol on croise le soldat Lev Nikolaïevitch Tolstoï, 27 ans, qui a choisi malgré le succès naissant, de rejoindre le front . Face à la mort, l'écrivain observe le désastre, puis pleure de honte et de colère quand Sébastopol est abandonnée à l’ennemi français… Comme à Moscou, comme ailleurs, chacun voit victoire à sa porte et choisit Sa version de l'Histoire pour l'avenir . Quand à Paris la commune ravage la capitale , c’est sous l’œil narquois d'un Rimbaud hypothétique, supérieur d'un Hugo et méprisant d'un Gautier . Mais quand Tolstoï, qu’on retrouve dans la solitude d'une maisonnette de chef de gare…pour mourir chez les humbles, le monde entier s'y précipite. C'est un Christ profane, un chamane mongol qui s'apprête à mourir dans une telle ferveur qui fait ressembler les funérailles de Victor Hugo, qui vingt cinq ans plus tôt ont voilé Paris de noir, à un enterrement de village. Le père de la Russie éternelle, indigné par l'absurdité du monde et l'indécrottable déraison humaine tient sa revanche. Aurait-il survécu à la signature du grand traité de PAIX à Versailles vue comme une Comédie humaine par Emmanuelle Favier avec ses costumes, les melons, les pantalons bouffants , et les uniformes qui se croisent , avec l'arrivée de l'ennemi Allemand accueilli par le reproche venu des tranchées que font les trous, les bosses, les aberrations faciales, les absences de membres des cinq gueules cassées que George Clémenceau , qui a le goût de la mise en scène, a sorti des hôpitaux ! La signature historique sera filmée, une première et, autre fait inédit, le traité est rédigé en anglais. Deux siècles de domination de la langue française dans la diplomatie trouvent ici leur terme . C'est en distillant ces détails qui n'en sont pas qu'Emmanuelle Favier met en musique la partition de l'Histoire. On comprend que les biens spoliés par les États et Les hommes sont indissociables des guerres, au point d'occuper plusieurs centaines de pages de ce qu'on appelle communément l'entre deux guerres qui est un formidable marché de l'art, où l'on croise tous les fous massacreurs monstres de l'Histoire et l'on se dit que ce n'est donc pas nouveau et que tous les génies d'abord anonymes avant de devenir icônes et âme de la culture qui fait qu’on croit encore en l'homme, ont souvent un parcours très ambigu. Ce qui l’est moins, c'est la montée du nazisme avec les autodafés de Berlin où sont brûlées les milliers de pages de tous les intellectuels juifs, pacifistes ou simplement modernes , alors qu'explosent les ventes de Mein Kampf grâce à l'efficacité publicitaire de Joseph Goebbels qu'on retrouve à la tribune, petit, singulièrement laid et sa bouche très féminine en grimaces dérangeantes. Il frappe l'air d'un tranchant parkinsonnien de la main à chacune de ses paroles . En quelques pages, avec les mots choisis, aiguisés, comme le montrait avec sa caméra Bertrand Tavernier dans sa très brève séquence du bus où tous les passagers étaient frappés de l'étoile jaune, Emmanuelle Favier montre ce qu’on ne voulait pas voir. Et que cette phrase étrange de Virginia Wooulf mise en exergue du chapitre consacré à l'unique rencontre entre l'écrivaine britannique et Marguerite Yourcenar, aurait pu éclairer. De cette rencontre, aussi stérile que celle entre Proust et Joyce qui avait fait couler beaucoup d'encre, entre cette jeune femme de trente trois ans, pleine de fougue mais dont l'accent soutenu par un phrasé extraordinaire, marqué par sa classe, lui confère une aura inédite à tout ce qu'elle prononce, et Virginia, qui s'essaie à articuler un français travaillé dans les pièces de Molière avant de retomber dans son anglais de Kensington , rien de bien grandiose, là non plus, n’en est sorti dont on ait eu connaissance . Et Emmanuelle Favier d'assumer : notre liberté comme notre devoir d'auteur — où d’autrice, sont d'imaginer Marguerite répondant à la question de Virginia : Mais qu’aimez vous ? — Il n'y a que Tolstoï, le maître des maîtres. Et de conclure de cette visite d'abord motivée par une affaire de traduction d'un des romans de Woolf : Une sidérante rencontre de ces deux poétiques, en lutte presque, en harmonie tout à fait. Alors que les œuvres continuent leur exil où leur retour, Marguerite Yourcenar que le tourisme indiffère veut quitter ces accablants quais de Garonne où s'entasse la cohue des exilés, migrants, soldats, juifs, dans le regard desquels ne passe plus rien, alors que se poursuit le triage des oeuvres d'art et une documentation historique polie , pour récupérer les spoliés pour les restituer aux propriétaires, alors que les nazis avaient enlevé les pages identifiées . Au-delà de ces histoires sans fin et de trier aussi ceux qui partent de ceux qui restent, on préfère jeter un œil sur le procès de Nuremberg de novembre 1946 qui restera un enfer babélien avec ses traductions simultanées et ses cinq cents spectateurs tous hommes. Mais un PROCÈS avec un chef d'accusation « crime contre l'humanité »et non Un traité de paix dans une ville détruite où la plupart des journalistes sont repartis avant, à quelques exceptions près comme Kessel qui des années plus tôt avait caché sa judéité pour enquêter dans les bas fond d'un troquet berlinois. Il avait écouté Hitler préparer les ouvriers des quartiers pauvres à la haine dont allait se nourrir son ogre et Kessel de dénoncer les haines raciales dans le Matin de Paris dans des articles d'une âpreté de regard stupéfiant où surgit le masque de Goering, l'image même de la cruauté défaite par la peur. Heureusement en juin 1946 sort le film les malheurs de Sophie , comme un retour des joies frivoles, pour passer à autre chose que les recherches interminables sur les SPOLIATIONS d'oeuvres d'art de littérature qui ont tout de même le mérite d'éclairer une autre dimension qu’ouvre une infertilité volontaire : Quand Mathilde songe que la transmission ne se fait pas uniquement de manière verticale, suivant le fil généalogique, mais horizontale, par les rencontres que l'on s'autorise à faire-et à défaire . Une réflexion récurrente chez Emmanuelle Favier qui répond à ces quelques lignes de Marguerite Yourcenar-encore- en exergue tirées des mémoires d'Hadrien : Les liens du sang sont bien faibles, quoi qu'on dise, quand nulle affection ne les renforcent ; on s'en rend compte chez les particuliers durant les moindres affaires d'héritage . La part des cendres Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2022) Paru au Livre de poche
par Marie-Ange Hoffmann 20 août 2025
Dans son Autoportrait à l’encre noire , Lydie Salvayre tombe le masque et ne fait pas dans la dentelle ! Les premiers mots — J’ai vieilli. J’ai mochi . — sont un constat brut et réaliste qui la force à accomplir un retour sur sa vie et son parcours. Ça ne commence par vraiment sous de favorables auspices d’autant qu’ils sont marqués du sceau de la honte : Arjona, un nom de naissance exécré qu’elle échangera le plus vite possible pour un nom bien français et des parents espagnols à la sombre histoire de malheureux réfugiés en France fuyant la violence d’une guerre fratricide. Des questionnements la taraudent : Quand suis-je née à moi-même ? Est-ce le jour où j’ai décidé de faire de ma honte un objet d’écriture ?... Peut-on mourir sans être né à soi ? Réflexions gravissimes auxquelles l’écrivaine confirmée qu’est devenue Lydie Salvayre ressent l’exigence de se confronter certes sérieusement, mais non sans une bonne dose d’humour, de drôlerie, de dérision, de sensibilité, de franchise. Ceci dit, l’introspection peut démarrer sur les chapeaux de roues : l’autrice avoue sans ambages et en termes crus sa détestation, son profond dégoût envers la littérature nombriliste effrénée et obscène, ce culte de soi à la portée du premier imbécile venu, ce besoin de racoler un public pour remédier au vide de la vie. C’est un fait, la contradiction ne lui fait pas peur, elle se lance elle aussi dans ce jeu de la recherche d’elle-même en s’astreignant à être d’ une sincérité excessive . Avec sa compagne de jeu, une jeune voisine fan de la new romance et adepte inconditionnelle de BookTok, elles se livrent des joutes malignes sur leurs désaccords littéraires, chacune n’y allant pas avec le dos de la cuiller dans la défense de son point de vue. Cependant, l’amitié finit toujours par gagner, adoucissant les angles. C’est d’ailleurs à l’épreuve de cette dichotomie que l’autrice persévère dans sa démarche risquée de plongée intime, au coeur de cette multiplicité des possibles en elle. Elle prend des notes au hasard de ses pensées introspectives, insistant sur sa timidité, son goût de la solitude, son allergie aux codes sociaux, son aversion au voyage (elle préfère de loin voyager dans sa tête avec Rimbaud comme guide touristique ), sa ténacité dans le travail. L’écriture devient une idée fixe, une certitude : J’écris parce que je ne sais pas parler . Et c’est heureux qu’elle écrive pour qu’apparaissent à ses yeux et aux nôtres les mille facettes d’une personnalité attachante parce que sincère dans ses questionnements — C omment réconcilier le rêve et l’agir ? — le rêve d’un engagement social qui lui est cher et le désir de littérature libre de toute allégeance, ne répondant qu’à sa propre nécessité . Son engagement entier dans l’écriture de ses textes la rassure et elle veut croire en sa capacité, s’il le fallait, de surmonter l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve , tels les mots d’André Breton. Revenant sur la figure de son père, le grand méchant , le coléreux, elle pose la question de l’héritage, considérant sa propre propension à la colère. Elle se rappelle son texte Contre où elle dénonce toutes ces saloperies qui nous sont plus ou moins imposées . Elle laisse libre cours à sa révolte contre l’hypocrisie, l’asservissement, l’abêtissement, contre le blanchissage du noir, du noir de l’encre, du noir de la nuit, du noir de la colère. Non au blanchissage du fric, des mœurs, du sexe, de l’écriture, de l’histoire ! Oui à Charles Péguy, qui affirme qu’ il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. Outre la figure de son père, avec qui elle se réconciliera plus tard lorsqu’elle découvrira fortuitement sous le coup d’une forte émotion, l’origine de sa méchanceté, à savoir que sa méchanceté était l’autre nom de son chagrin , c’est le visage de sa chère mère qui s’impose et à qui elle rend un tendre hommage dans ce livre. Mais ses malheurs d’enfance sont bien réels et c’est dans les livres qu’elle trouve un refuge. Ils vont me venger de ma honte et de ma timidité…suspendre mes peurs et inquiétudes . C’est avec grand respect et un infini amour qu’elle parle de ses lectures — son premier roman Sans famille — de son enthousiasme pour les grands philosophes, Sartre qu’elle découvre avec Le Mur , Nietzsche dont elle lit tous ses livres, Spinoza, Deleuze. Elle relève dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie l’évidente actualité. Elle admire Rabelais pour son outrance, son dédain de la mesure, l’éclat de son rire — rire dont elle regrette qu’il ait perdu de sa superbe aujourd’hui . Et puis il y a la poésie, représentée magistralement par Rimbaud, Baudelaire, Virginia Woolf, Mandelstam, Maria Tsvetaeva, Sylvia Plath et bien d’autres ; il y a Beckett, Carlo Emilio Gadda, et bien sûr Don Quichotte, le rêveur, le subversif, le généreux, le féministe, Quichotte qui meurt dès lors qu’il renonce aux chimères . Aujourd’hui encore, dit-elle, la lecture est le seul sport auquel elle [s] ’adonne . Les livres sont toute sa vie. Comment est-elle passée à l’écriture ? D’où vient ce désir impérieux d’écrire ? J’écris donc je suis — expérience ambitieuse d’une naissance à soi-même. Mystère d’une écriture entre deux langues , celle parfaite des classiques et celle de la rue, désentravée, malicieuse, effrontée, créative, librement espagnolisée par [sa] mère , que d’aucuns pourraient qualifier de vulgaire. Mystère d’une révélation troublante d’un moi double. D’autres événements bouleverseront sa vie, comme le diagnostic d’un cancer — Je découvris que je pouvais exister sans les atours que donne la bonne santé — dont elle supportera les traitements grâce à l’aide de quelques amis et surtout de son compagnon de vie, figure essentielle à ses côtés. Bornes marquantes dans le parcours de Lydie Salvayre furent ses expériences dans une clinique psychiatrique, paradoxalement pour elle un moment de répit , puis dans son travail de pédopsychiatre auprès d’enfants dits en difficulté. La confrontation aux vicissitudes de la vie amène Lydie Salvayre à reconnaître que nous ne sommes jamais finis mais toujours, toujours en mouvement. Et que ce mouvement s’appelle la vie. La vie que l’écrivaine Lydie Salvayre célèbre dans la littérature et l’écriture : J’appelle journée perdue une journée sans écriture. Savourons enfin, d’autant plus qu’il y est fait un clin d’œil à Sète, les derniers mots de cet autoportrait décidément bien original : « Mes chers lecteurs, si j’ai un vœu à formuler en terminant cet autoportrait, c’est que vous vous souveniez de moi comme d’un vent fripon » . Autoportrait à l’encre noire Lydie Salvayre Éditions Robert Laffont, collection Pavillons (septembre 2025) Lydie Salvayre présentera son livre dans le cadre du Festival du Livre de Sète — Les Automn’Halles, dimanche 28 septembre 2025 à 14h30, à la Médiathèque F. Mitterrand.
par Jean-Renaud Cuaz 16 août 2025
L’auteur ouvre son Concours de pêche en le dédiant à son ami Toto Neige, à l’origine de ce roman, ainsi qu’à tous ces clochards célestes sans lesquels il manquerait quelque chose au monde . Dans les premières pages, Alex, le narrateur nous invite à le suivre le long d’un quai avec son enfant Jonas qui découvre sous un palmier une dalle avec inscrit « ici a vécu Jonas le pêcheur ». Le Jonas que j’ai connu était l’homme le plus gentil du monde . Lui dit-il. Je vais même te dire un secret, c’est grâce à lui si tu t’appelles Jonas . Il lui fait alors la promesse de lui raconter l’histoire de Jonas le pêcheur, plus tard, quand il sera plus grand. L’histoire d’un miracle . Mis sous pression par son boss , Alex croule sous un gros dossier, une de ces tours géantes qu’on aperçoit en atterrissant à Charles-de-Gaulle imaginées pour des gens qui y vivent. Son travail d’architecte c’est de faire en sorte qu’ils y restent le plus longtemps possible . La vie parisienne l’assomme, une vie au milieu de fantômes cravatés, les cernes tirés jusque là, éteints comme des cierges consumés . Un soir qu’il manque l’arrêt de sa station de métro et finit le trajet à pied, il surprend sa compagne à la terrasse d’un restaurant, dans les bras d’un autre, dont elle s’extirpe par un guttural « désolé Alex ! » . Il venait de casser sa tire-lire pour un gros diamant, décidé à lui faire sa demande dans le mois. Cinq années de vie commune partent en sucette et s’en vont valdinguer sur le trottoir. Il reconnaît pourtant qu’elle l’a libéré d’ un cachot où il s’était enfermé lui-même à double-tour, en jetant la clé par la fenêtre . Un coup de pouce du destin qui le fera plonger dans l’alcool et enjamber son balcon d’où il tombera… du bon côté. jusqu’à trouver la rédemption auprès d’un réconfort maternel et d’un miroir qui renvoie l’image hirsute d’ un drôle de type. Un amour perdu peut mener à ça, une sorte de clandestinité vis-à-vis de soi-même . Et une résolution, avant que s’ouvre le chapitre paternel, Je vais voir la mer, là où est papa . La disparition du père, parti pêcher seul en mer, est l’occasion pour l’auteur, et pour Jack London, de nous rappeler, que l’on peut partir à la manière de Martin Eden, dans un océan de désespoir qui prend fin quelque part dans les abysses intimes et sourdes . La veille de son ultime sortie en mer, il avait emmené son fils pêcher au phare de Roquerols sur l’étang de Thau (…) Ses yeux étaient mouillés comme la coque d’un bateau flottant à la dérive . À Sète, en pleines festivités de la Saint-Louis, Alex revient loger sous un toit du quai d’Orient, avec sous les yeux le croisement des canaux et des ponts, et le douloureux rappel d’un lointain bonheur familial. À une encablure de là, à la terrasse animée du Barbu (devenu depuis quelques semaines le Bar Muge) Alex fait l’apprentissage auprès d’une autochtone de quelques leçons de savoir-vivre sétois, c’est-à-dire sans savoir-vivre du tout, sinon la gentillesse du cœur , qui, au réveil s’avèrent être tarifées. Plus tard et sans le vouloir, Alex le Parigot se retrouve au beau milieu d’une partie de pêche le long du canal , découvrant à la fois la scène et les acteurs d’une comédie dramatique à la sétoise. Il aura beau faire valoir une naissance des plus locales, Auguste et ses comparses le traiteront comme il se doit en île singulière, un estranger , trahi par le manque d’accent d’ici-bas. À force d’invectives et de fanfaronnades, voilà Auguste qui met au défi le plus vieux d’entre eux, surnommé le Turc , d’accrocher une dorade royale de 5 kilos, pas un de moins, prenant le quai de la République et ses flâneurs à témoins. Le Concours est lancé. L’Ancien sortira de sa torpeur pour une ultime bravade. Pour son Concours de pêche , Loris Chavanette en appelle à l’auteur du Vieil homme et la mer , autant que du vieil homme et l’amertume, ce fil discret comme un goût salé qui persiste et révèle des valeurs hemingwayennes : La perte et la privation . Alex vit avec une blessure d’enfance qui ne s’est jamais refermée : la disparition en mer de son père. Ce vide n’est pas seulement une douleur, c’est aussi une forme d’amertume envers le destin — un sentiment que la vie a triché, qu’elle lui a pris quelque chose de fondamental avant qu’il ait pu se construire. Cette aigreur se renforce au moment de la rupture amoureuse, comme une perte réveille les précédentes. Les affres du temps perdu. Le roman nous dépeint un homme qui, en revenant à Sète, mesure la distance entre ce qu’il aurait pu vivre et ce qu’il vit. Ce constat donne un ton désabusé, teinté d’une mélancolie que semble incarner Jonas l’Ancien , objet de toutes les attentions et de tous les superlatifs. Le concours, en apparence anodin, devient le théâtre de cette confrontation au temps qui passe — un temps qui n’a pas toujours été bien employé, ou qui a filé sans laisser de traces heureuses. L’âpreté des vies cabossées. Jonas, le sans-abri, incarne une autre forme d’amertume : celle des coups reçus par la vie et qui finissent par former une carapace. Derrière son pari du briquet en or, il y a sans doute des pertes, des humiliations, et la nostalgie d’un passé révolu. Ce personnage fait écho à Alex, comme un miroir de ce qu’il aurait pu devenir. Enfin, une amertume adoucie par la rencontre. Même si le roman laisse planer ce goût amer, il ne s’y enferme pas. Les dialogues colorés, les situations cocasses, la tendresse qui se noue entre Alex et Jonas viennent diluer cette sensation. On pourrait dire que le roman n’est pas une plongée dans l’amertume, mais une t entative de la transformer — comme si le sel de la mer pouvait devenir saveur plutôt que blessure. Le Concours de pêche Loris Chavanette Allary Éditions (21 août 2025) Loris Chavanette, historien et romancier, présentera son roman samedi 23 août à 11h, à bord de l’Amadeus, amarré, comme il se doit, quai de la République. Il est l’auteur de La Fantasia (Albin Michel, 2020), prix Méditerranée du premier roman.
Voir plus de chroniques

ENVOYEZ-NOUS UN MESSAGE

RECEVEZ NOTRE BULLETIN LITTÉRAIRE