par Yves Izard
•
22 août 2025
Curieux hasard que de jeter un œil sur la série Napoléon avec Christian Clavier au cœur de l’incendie de Moscou alors que je venais d’entamer le livre d’Emmanuelle Favier La part des cendres où un fonctionnaire de l'Empire, Henri Beyle — qui n’est pas encore Stendhal — déambule dans Moscou qui flambe .. Et ce Napoléon là, ivre de rage après cette victoire décevante ne sera que le premier personnage illustre de ce roman foisonnant. Cette fresque monumentale couvrira deux siècles de tumultes où l'on va croiser tant les monstres de l'Histoire que les héros anonymes et les écrivains en devenir, tant les œuvres d'art les plus inestimables, naviguant de célèbres musées en caves introuvables, que les trésors modestes cachés comme un secret de famille au gré des guerres et des spoliations. Ainsi en juillet 1815, les cosaques font de nouveau résonner fièrement leurs sabres sur le pavé parisien, c’est un cliquètement … comme la scie de la défaite impériale , tandis que les chefs-d’œuvre européens quittent le Louvre , comme si le sang de l'éphémère musée Napoléon s'écoulait en rigoles aux quatre coins de l’Europe . Quelques mois plus tard c’est l’Autriche qui rend à Venise ses chevaux de St-Marc saisis par Napoléon à la fin du siècle précédent. Mais Venise n'est plus. Les beaux chevaux d'airain reviennent mais ils ne sont plus eux mêmes d'avoir été jugulés par les brides du Corsicain ; Comme les êtres, les objets gardent en mémoire qui s’empilent et sédimentent les humiliations subies . Ainsi voyagent les œuvres, ces objets, las de servir de monnaie d’échange à la médiocre gloire des hommes écrit Emmanuelle Favier dans une langue engagée et précise qui raconte l’Histoire à hauteur d'hommes et de femmes si l'on peut dire. Car voilà que Cinq ans après que Moscou a léché ses plaies napoléoniennes , nous découvrons Sophie à travers la forêt russe qui lui fait ses adieux . Elle part rejoindre son Père Fiodor à Paris et profite de ce voyage pour écrire, entre deux chaos , son journal intime dans un français élégant, de nouveau en odeur de sainteté dans la bonne société russe ; un manuscrit qu’elle cache dans un coffret dont on suivra l'itinéraire, comme un fil conducteur du roman à travers sa descendance russe à Paris, et qui finira entre autres, par rendre célèbre la Comtesse de Ségur qu'elle était devenue ! Pendant ce temps à Sébastopol on croise le soldat Lev Nikolaïevitch Tolstoï, 27 ans, qui a choisi malgré le succès naissant, de rejoindre le front . Face à la mort, l'écrivain observe le désastre, puis pleure de honte et de colère quand Sébastopol est abandonnée à l’ennemi français… Comme à Moscou, comme ailleurs, chacun voit victoire à sa porte et choisit Sa version de l'Histoire pour l'avenir . Quand à Paris la commune ravage la capitale , c’est sous l’œil narquois d'un Rimbaud hypothétique, supérieur d'un Hugo et méprisant d'un Gautier . Mais quand Tolstoï, qu’on retrouve dans la solitude d'une maisonnette de chef de gare…pour mourir chez les humbles, le monde entier s'y précipite. C'est un Christ profane, un chamane mongol qui s'apprête à mourir dans une telle ferveur qui fait ressembler les funérailles de Victor Hugo, qui vingt cinq ans plus tôt ont voilé Paris de noir, à un enterrement de village. Le père de la Russie éternelle, indigné par l'absurdité du monde et l'indécrottable déraison humaine tient sa revanche. Aurait-il survécu à la signature du grand traité de PAIX à Versailles vue comme une Comédie humaine par Emmanuelle Favier avec ses costumes, les melons, les pantalons bouffants , et les uniformes qui se croisent , avec l'arrivée de l'ennemi Allemand accueilli par le reproche venu des tranchées que font les trous, les bosses, les aberrations faciales, les absences de membres des cinq gueules cassées que George Clémenceau , qui a le goût de la mise en scène, a sorti des hôpitaux ! La signature historique sera filmée, une première et, autre fait inédit, le traité est rédigé en anglais. Deux siècles de domination de la langue française dans la diplomatie trouvent ici leur terme . C'est en distillant ces détails qui n'en sont pas qu'Emmanuelle Favier met en musique la partition de l'Histoire. On comprend que les biens spoliés par les États et Les hommes sont indissociables des guerres, au point d'occuper plusieurs centaines de pages de ce qu'on appelle communément l'entre deux guerres qui est un formidable marché de l'art, où l'on croise tous les fous massacreurs monstres de l'Histoire et l'on se dit que ce n'est donc pas nouveau et que tous les génies d'abord anonymes avant de devenir icônes et âme de la culture qui fait qu’on croit encore en l'homme, ont souvent un parcours très ambigu. Ce qui l’est moins, c'est la montée du nazisme avec les autodafés de Berlin où sont brûlées les milliers de pages de tous les intellectuels juifs, pacifistes ou simplement modernes , alors qu'explosent les ventes de Mein Kampf grâce à l'efficacité publicitaire de Joseph Goebbels qu'on retrouve à la tribune, petit, singulièrement laid et sa bouche très féminine en grimaces dérangeantes. Il frappe l'air d'un tranchant parkinsonnien de la main à chacune de ses paroles . En quelques pages, avec les mots choisis, aiguisés, comme le montrait avec sa caméra Bertrand Tavernier dans sa très brève séquence du bus où tous les passagers étaient frappés de l'étoile jaune, Emmanuelle Favier montre ce qu’on ne voulait pas voir. Et que cette phrase étrange de Virginia Wooulf mise en exergue du chapitre consacré à l'unique rencontre entre l'écrivaine britannique et Marguerite Yourcenar, aurait pu éclairer. De cette rencontre, aussi stérile que celle entre Proust et Joyce qui avait fait couler beaucoup d'encre, entre cette jeune femme de trente trois ans, pleine de fougue mais dont l'accent soutenu par un phrasé extraordinaire, marqué par sa classe, lui confère une aura inédite à tout ce qu'elle prononce, et Virginia, qui s'essaie à articuler un français travaillé dans les pièces de Molière avant de retomber dans son anglais de Kensington , rien de bien grandiose, là non plus, n’en est sorti dont on ait eu connaissance . Et Emmanuelle Favier d'assumer : notre liberté comme notre devoir d'auteur — où d’autrice, sont d'imaginer Marguerite répondant à la question de Virginia : Mais qu’aimez vous ? — Il n'y a que Tolstoï, le maître des maîtres. Et de conclure de cette visite d'abord motivée par une affaire de traduction d'un des romans de Woolf : Une sidérante rencontre de ces deux poétiques, en lutte presque, en harmonie tout à fait. Alors que les œuvres continuent leur exil où leur retour, Marguerite Yourcenar que le tourisme indiffère veut quitter ces accablants quais de Garonne où s'entasse la cohue des exilés, migrants, soldats, juifs, dans le regard desquels ne passe plus rien, alors que se poursuit le triage des oeuvres d'art et une documentation historique polie , pour récupérer les spoliés pour les restituer aux propriétaires, alors que les nazis avaient enlevé les pages identifiées . Au-delà de ces histoires sans fin et de trier aussi ceux qui partent de ceux qui restent, on préfère jeter un œil sur le procès de Nuremberg de novembre 1946 qui restera un enfer babélien avec ses traductions simultanées et ses cinq cents spectateurs tous hommes. Mais un PROCÈS avec un chef d'accusation « crime contre l'humanité »et non Un traité de paix dans une ville détruite où la plupart des journalistes sont repartis avant, à quelques exceptions près comme Kessel qui des années plus tôt avait caché sa judéité pour enquêter dans les bas fond d'un troquet berlinois. Il avait écouté Hitler préparer les ouvriers des quartiers pauvres à la haine dont allait se nourrir son ogre et Kessel de dénoncer les haines raciales dans le Matin de Paris dans des articles d'une âpreté de regard stupéfiant où surgit le masque de Goering, l'image même de la cruauté défaite par la peur. Heureusement en juin 1946 sort le film les malheurs de Sophie , comme un retour des joies frivoles, pour passer à autre chose que les recherches interminables sur les SPOLIATIONS d'oeuvres d'art de littérature qui ont tout de même le mérite d'éclairer une autre dimension qu’ouvre une infertilité volontaire : Quand Mathilde songe que la transmission ne se fait pas uniquement de manière verticale, suivant le fil généalogique, mais horizontale, par les rencontres que l'on s'autorise à faire-et à défaire . Une réflexion récurrente chez Emmanuelle Favier qui répond à ces quelques lignes de Marguerite Yourcenar-encore- en exergue tirées des mémoires d'Hadrien : Les liens du sang sont bien faibles, quoi qu'on dise, quand nulle affection ne les renforcent ; on s'en rend compte chez les particuliers durant les moindres affaires d'héritage . La part des cendres Emmanuelle Favier Éditions Albin Michel (2022) Paru au Livre de poche